Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
Rethinking Ibn ‘Arabî
Religion Between Modernism and Post-Modernism
Gregory A. Lipton
304 pages, OUP USA, 2018.
Compte rendu
2002
© H.R.H. Prince Ghazi de Jordanie
2010
2010
© H.R.H. Prince Ghazi de Jordanie
Vingt-cinq portraits de prophètes en médaillons. Le couple au sommet figure Adam et Ève ; le Prophète de l’Islam est représenté en bas, le visage couvert.
(Hyderabad, Inde, circa 1900)
Rethinking Ibn ‘Arabî est un travail ambitieux qui tente de situer les études akbariennes, en particulier le courant désigné sous le nom de Religio perennis, à l’intérieur des tendances intellectuelles et sociopolitiques de la pensée moderne, de la reformulation de la religion par Kant à l’universalisme « racialiste » de Frithjof Schuon.
Je voudrais commencer par souligner ce que j’ai particulièrement apprécié dans ce travail. Il y a certains domaines clés dans lesquels je pense que Rethinking Ibn ‘Arabî se distingue. Premièrement, à bien des égards, et grâce à la médiation des études et traductions occidentales des écrits d’Ibn ‘Arabî, je pense que Lipton a su engager le Maître andalou dans un dialogue significatif avec la pensée contemporaine, même si ce n’est que dans la périphérie de celle-ci. Néanmoins, Lipton établit un précédent unique par son talent d’écriture, nécessaire afin de poursuivre les recherches entamées dans des ouvrages tels que Sufism and Deconstruction [2009] de Ian Almond et celui de Peter Coates, Ibn ‘Arabî and Modern Thought [2002].
Deuxièmement, en ce qui concerne l’une des hypothèses centrales de Rethinking Ibn ‘Arabî, selon laquelle le Cheikh al-Akbar adhère sans équivoque à la supériorité à la fois de la loi musulmane (sharî‘a) [exotérique] et de la Haqîqa Muhammadiyya (Réalité spirituelle du Prophète), je confirme que ces positions sont clairement présentes dans les deux œuvres principales d’Ibn ‘Arabî : al-Futûhât al-Makkiyya (Les Révélations Mekkoises) et al-Fûsûs al-Hikam (Les Joyaux sigillaires des Sagesses). Dans ma propre thèse, Sainthood Between the Ineffable and Social Practice: Jesus Christ in the Writings of Ibn al-‘Arabî and Later Sufism [2019], je mets en évidence à plusieurs reprises ce thème récurrent de la supériorité du Prophète de l’Islam dans les œuvres d’Ibn ‘Arabî.
Gardant ces aspects à l’esprit, je voudrais maintenant passer à la critique du travail de Lipton. Bien que, comme mentionné ci-dessus, son argument principal s’appuie sur de nombreux éléments de preuve tirés des propres écrits d’Ibn ‘Arabî, il existe d’autres points extrêmement problématiques dans cette étude – à la fois en termes de contenu et de méthodologie – qui compromettent la structure générale de l’ouvrage. Par souci de clarté, je commencerai par aborder les critiques du contenu du livre, puis je conclurai en soulignant certains problèmes que j’ai relevés dans sa méthodologie.
Contenu
Une des principales conclusions de Rethinking Ibn ‘Arabî, intentionnellement ou non, est que le courant de la Religio perennis est une invention purement moderne, créée par Frithjof Schuon et imprégnée de la pensée de l’un des parangons de la philosophie moderne, Emmanuel Kant.
Nonobstant le bien-fondé qu’il y a à prétendre que la Religio perennis, en tant que mouvement historique, est une invention purement moderne, je ne suis pas certain d’être d’accord avec Lipton pour dire que les théories perpétuelles et universelles dans la pensée religieuse sont elles-mêmes modernes. L’auteur veut-il dire qu’il n’y avait absolument personne, à l’époque d’Ibn ‘Arabî, qui cherchait à trouver des éléments universels parmi toutes les religions du monde ? Surtout dans un environnement pluraliste sur le plan religieux comme celui de la péninsule ibérique du XIIe au XIIIe siècle ?
Si nous devons convenir avec Lipton qu’il existe effectivement une tendance parmi les membres contemporains de la Religio perennis à déshistoriciser la pensée d’Ibn ‘Arabî, nous devrions également formuler la même critique à l’encontre de l’auteur de Rethinking Ibn ‘Arabî lui-même, concernant son traitement du « Pérennialisme » et de l’universalisme en tant que phénomènes purement modernes.
Bien sûr, la critique de Lipton à l’égard du « Pérennialisme » moderne est étroitement liée à l’accent qu’il met sur le fait que le mouvement de la Religio perennis interprète la religion comme un « ensemble de croyances », alors que, comme le dit Lipton, Ibn ‘Arabî perçoit la religion comme une obéissance à la sharî‘a ou loi divine. Bien qu’Ibn ‘Arabî décrive la sharî‘a comme une servitude et souligne son importance tout au long de ses œuvres, rapporter la compréhension akbarienne de la religion uniquement de cette manière est une simplification excessive de la vision d’Ibn ‘Arabî.
D’abord, dans les Révélations Mekkoises, Ibn ‘Arabî déclare expressément que la juridiction de la sharî‘a s’arrête avec la fin du monde sensible, alors que la Haqîqa a autorité dans l’autre monde (akhira). Cette relation essentielle entre la sharî‘a et la Haqîqa est largement traitée par Ibn ‘Arabî dans les Révélations Mekkoises, dans l’un des plus longs chapitres concernant les aspects intérieurs de la sharî‘a. Là, le Maître fournit parfois des interprétations intérieures qui inversent certaines règles extérieures. Il est étonnant que Lipton choisisse de laisser de côté toute discussion même sommaire sur cette relation entre la sharî‘a et la Haqîqa quand il aborde les Révélations Mekkoises dans son étude.
L’auteur ne se contente pas d’enraciner simplement la compréhension akbarienne de la religion au sein de la sharî‘a, mais tente également d’historiciser la hiérarchie spirituelle des saints chez Ibn ‘Arabî dans le cadre de la politique mondiale, en particulier dans les fonctions du calife. Lipton affirme qu’Ibn ‘Arabî a cherché à revendiquer la fonction de Khatm al-walâya al-Muhammadiyya [Sceau de la Sainteté Muhammadienne] en raison de l’absence d’un calife, ce qui est une hypothèse extrêmement hasardeuse. D’abord, la notion de Khatm al-walâya n’a pas été créée par Ibn ‘Arabi, mais par Al-Hakîm at-Tirmidhî, plus de deux siècles auparavant, et il serait sans grand fondement de prétendre que Tirmidhî et Ibn ‘Arabi se sont attachés à cette notion en raison des troubles politiques de leur temps.
Ensuite, ce que fait Lipton avec une telle hypothèse, c’est inverser la cosmologie propre à Ibn ‘Arabî où le monde sensible est produit par le monde spirituel, et non le contraire. C’est ce qui ressort des Révélations Mekkoises où le Cheikh al-Akbar décrit la sharî‘a comme l’écorce qui recouvre l’essence, la Haqîqa, ainsi que d’autres exposés approfondis sur les marâtib al-wujûd (degrés de l’existence), où la création, y compris les dimensions sensibles, subtiles et les mondes spirituels sont perçus comme des théophanies séquentielles. Ce thème a été développé par d’innombrables commentateurs depuis l’époque d’Ibn ‘Arabî, et de façon très pertinente notamment par l’école des penseurs akbariens, de Qûnawî à ‘Abd ar-Rahmân Jamî.
Bien entendu, l’objectif de Lipton semble l’historicisation approfondie de la vie et de la carrière d’Ibn ‘Arabî. Mais même si nous convenons que la doctrine akbarienne évoque des aspects tout à fait néo-platoniciens, cela ne légitime toujours pas l’inversion de sa cosmologie, peut-être est-ce alors seulement la conséquence d’un « renversement copernicien » involontaire de Lipton lui-même, dans le but de rendre exclusivement historique l’enseignement du Cheikh al-Akbar.
Lipton se concentre également sur le Christianisme en tant que prisme permettant de critiquer les présentations pérennialistes de la pensée d’Ibn ‘Arabî. En lisant de manière sélective Ibn ‘Arabi, un problème récurrent dans Rethinking Ibn ‘Arabî, Lipton présente la position de celui-ci sur le Christianisme : une religion qui ne devrait avoir droit de cité en pays musulman que si les chrétiens paient la jizîa (impôt de capitation). Encore une fois, Lipton ancre de manière problématique la doctrine d’Ibn ‘Arabî dans la loi. S’il est vrai que le Cheikh al-Akbar souligne maintes et maintes fois dans les Révélations Mekkoises que les lois des prophètes antérieurs ont été abrogées par la loi islamique, il existe d’autres extraits que Lipton a choisi de ne pas inclure dans son livre, qui rendent cet argument inconsistant.
Enfin, et plus important encore, toujours dans les Révélations Mekkoises, Ibn ‘Arabî fournit une interprétation qui légitime la Trinité [à l’opposé donc de sa condamnation exotérique] :
« Quant aux Ahl al-Tathlîth (Gens de la Trinité), on espère le Salut pour eux. Cela est dû à ce que la Trinité contient la Fardiyya (Singularité ou imparité du nombre). Étant donné que l’imparité est l’un des traits de l’Un, il s’agit des muwahhidûn tawhîd tarkîb (ceux qui affirment l’Unité de manière composée). Par conséquent, on espère qu’ils seront enveloppés par la Rahma al-murakkaba (Miséricorde composite).
En fait, c’est pourquoi ils s’appellent kuffâr parce qu’ils ont caché la seconde dans la troisième, de sorte que la seconde est devenue comme un barzakh (isthme) entre le un et le troisième. Alors, sans doute les gens de la Trinité seront avec ceux qui affirment le Tawhîd [l’Unité ou l’Identité] dans la Hadrat al-Fardâniyya [la Présence de la Singularité], mais non dans la Hadrat al-Wahdâniyya [la Présence de l’Unicité].
C’est ainsi que nous les avons vus dans un kashf al-manawî (dévoilement intelligible). Nous ne pouvions faire la distinction entre ceux qui affirment l’Unité et les Gens de la Trinité, sauf par la présence de la Singularité, car je ne voyais même pas leur ombre dans l’Unité. Au lieu de cela, j’ai perçu leurs entités dans la Singularité, et ceux qui affirment l’Unicité sous les Présences de la Wahdâniyya (Unicité) et de la Fardâniyya (Singularité). »
Ce n’est pas simplement une tolérance de la christologie, mais un argument métaphysique réel, du point de vue de la Haqîqa, qui établit la Trinité comme un type de Tawhîd. Ibn ‘Arabî continue en fait à affirmer que ceux qui croient que Dieu est quadruple et plus sont automatiquement sauvés. Maintenant, si Lipton affirmait à juste titre qu’Ibn ‘Arabî ne peut faire une telle affirmation qu’à partir d’une position supérieure, en tant que saint musulman, nous serions d’accord et réitérerions notre objection initiale selon laquelle la jizîa [l’impôt de capitation] n’est donc pas la règle pour évaluer la position d’Ibn ‘Arabi sur la validité des autres formes traditionnelles religieuses.
Je voudrais m’arrêter à un dernier problème récurrent dans Rethinking Ibn ‘Arabî avant de faire quelques remarques finales sur le contenu de ce livre. À maintes reprises, Lipton rejette de manière décevante ce qu’il décrit comme des déclarations « contradictoires » de penseurs tels que F. Schuon et M. Shah-Kazemi. Pour aggraver les choses, Lipton utilise comme référence la loi de contradiction d’Aristote comme norme permettant de rendre ces jugements.
Bien que, dans des circonstances normales, ce soit une critique valable, dans le cas d’Ibn ‘Arabî, cela révèle une grave incompréhension de sa doctrine. De crainte que je ne sois soupçonné de sympathiser avec le mouvement de la Religio perennis et de le soutenir, et donc accusé de partialité, je signalerai que c’est Ibn ‘Arabî lui-même qui inverse la logique plusieurs fois en affirmant, par exemple, que si A implique B, alors B implique également A et A n’égale pas B, expliquant ensuite que B cause A parce que, tout simplement, sans B, A ne peut être une cause, Ibn ‘Arabî souligne que cette compréhension ne peut être obtenue que par dévoilement (kashf), et non par l’intelligence réflexive (‘aql).
Bien entendu, notre intention n’est pas de brouiller la ligne de démarcation entre les propres paroles d’Ibn ‘Arabî et celles d’intellectuels du courant la Religio perennis. Cependant, je ne peux m’empêcher de percevoir que le rejet récurrent par Lipton de l’accent mis sur la contradiction sur ce point, n’est lui-même qu’un procédé de rhétorique qui témoigne d’une incompréhension de la doctrine d’Ibn ‘Arabî, en particulier en ce qui concerne la hayra (perplexité) qu’engendre l’affirmation simultanée de la supériorité de la loi islamique et la validité des autres formes traditionnelles religieuses. Compte tenu de tous ces éléments, il semble que les efforts de Lipton à cet égard posent un problème plus grave.
En bref, il efface les multiples degrés de signification de la doctrine d’Ibn ‘Arabî pour se concentrer singulièrement sur la sharî‘a. C’est dans cette perspective qu’il entend habilement présenter le Cheikh al-Akbar, c’est-à-dire en tant qu’érudit musulman qui cherche simplement à faire dominer l’Islam sur les autres formes traditionnelles religieuses. Les différents extraits mentionnés ci-dessus, ainsi que de nombreux autres, qui contestent cet argument ne sont tout simplement pas mentionnés dans son livre.
Que devons-nous faire alors de ces deux perspectives dans les écrits d’Ibn ‘Arabî, l’une présentant une supériorité islamique de la loi muhammadienne, et l’autre qui, par exemple, légitime la Trinité en tant que forme du monothéisme ? C’est précisément ici que la contradiction apparaît comme un élément akbarien nécessaire pour susciter la perplexité et, à son tour, un état supérieur de contemplation réflexive chez le lecteur. C’est cette distinction entre la lecture rationnelle et la perception spirituelle des œuvres d’Ibn ‘Arabî qui manque totalement à Rethinking Ibn ‘Arabî. Au lieu de cela, Lipton présente continuellement sa propre lecture du Cheikh al-Akbar comme le seul moyen de le lire, et comme appartenant à l’intention du Cheikh lui-même.
Ibn ‘Arabî suggère-t-il que toute la gamme de la réalité, avec la perception nuancée de la perplexité sous-jacente à l’univers, et la façon dont Dieu se manifeste, n’est accessible qu’à des saints musulmans achevés et accomplis ? Oui, très probablement, mais cela n’empêche pas les plantes et les animaux, et encore moins les êtres humains issus d’autres traditions religieuses, de pouvoir également recevoir une connaissance unique de Dieu, par le biais de leur propre wajh al-khâss (Face spécifique ou élective de chaque être vers laquelle est tournée un aspect unique et spécifique de la Face divine).
Je ne crois pas qu’Ibn ‘Arabi soit aussi préoccupé de la validité ou non des autres religions autant que Lipton lui-même dans la manière qu’il a choisi de présenter le Cheikh al-Akbar. Je pense plutôt que le but d’Ibn ‘Arabî consiste à connaître Dieu dans la diversité indéfinie de la Création, à la fois islamique et autrement, à partir de la position surplombante du Prophète de l’Islam.
Méthodologie
Ma critique principale contre la méthodologie de Gregory A. Lipton dans son ouvrage porte principalement sur sa tentative obsessionnelle d’historiciser tout le monde, d’Ibn ‘Arabî à Frithjof Schuon, sauf lui-même. C’est un oubli flagrant dans ce livre alors que son auteur émet continuellement des critiques cinglantes contre le point de vue kantien de Schuon, en n’utilisant lui-même que des modèles de pensée post-moderniste et post-coloniale...
Ce n’est guère un problème en soi et, comme je l’ai déjà mentionné, l’imbrication complète de la pensée contemporaine dans ce livre est une bouffée d’air frais. Cependant, ce n’est pas le cas lorsque l’auteur questionne la pensée de personnalités contemporaines du monde universitaire occidental, telles que MM. Hossein Nasr ou William Chittick, en historisant leur Weltanschauung, mais n’aborde jamais, même pas dans un seul paragraphe, sa propre position et son propre processus de pensée comme membre du même monde universitaire.
Il est difficile de savoir si des personnalités telles que MM. Chittick, Hossein Nasr et Shah-Kazemi, en tant que spécialistes occidentaux d’Ibn ‘Arabî, constituent en réalité un ensemble de références primaires ou secondaires pour l’auteur. Il semble qu’en mettant en cause leurs études de la doctrine d’Ibn ‘Arabî, il les considère comme des références primaires ouvertes à l’interrogation. Quoique cette approche soit obérée par le présage de son manque de réflexion universitaire sur lui-même dans tous les chapitres du livre. Lipton se moque bien d’éclairer le lecteur sur sa propre position de penseur post-moderniste et clairement post-colonialiste dans l’Université.
Conclusion
Je termine ici en rassemblant mes critiques sur le contenu et la méthodologie de cet ouvrage, et en posant une question importante : quels sont les fondements politiques et les conséquences, le cas échéant, de ce livre ? Par cette question, je ne veux pas dire que Lipton a un objectif caché. Néanmoins, je considère que les deux arguments invoqués étayent, intentionnellement ou non, une sensibilité religieuse spécifique et une appropriation particulière de la doctrine d’Ibn ‘Arabî.
En présentant la sharî‘a, la loi, comme l’heuristique à travers laquelle Ibn ‘Arabî juge et comprend la supériorité du Prophète, Lipton semble être en accord avec une certaine sensibilité néo-traditionaliste de la communauté islamique contemporaine, où le Soufisme est considéré singulièrement à travers le prisme des impératifs moraux et éthiques tels que trouvés, notamment, dans l’Ihyâ’ ‘Ulum ad-dîn [Vivification des sciences religieuses] de Ghazalî et d’autres œuvres analogues. Dans cette approche du Soufisme, fortement axée sur le programme d’études et le texte, le chemin de la Haqîqa [la vérité ou Réalité essentielle] est fermé, sauf à ceux qui ont maîtrisé les textes religieux nécessaires et sont parvenus à une obéissance absolue à la sharî‘a [ou à la représentation qu’ils s’en font]. Ibn ‘Arabî conteste une telle approche dans les Révélations Mekkoises en déclarant que certaines personnes peuvent recevoir des ouvertures spirituelles dans la Haqîqa dès le début de la Voie. Il déclare également que ceux qui perçoivent la Haqîqa à la lumière de la sharî‘a sont en danger, tandis que ceux qui perçoivent la sharî‘a à la lumière de la Haqîqa sont protégés.
Il ne s’agit évidemment pas de nier l’importance de l’aspect éthico-moral du Soufisme ou de la haute valeur d’œuvres comme l’Ihyâ chez les saints musulmans [qui est d’ailleurs citée par Ibn ‘Arabî]. Cependant, le problème ici est que Lipton semble considérer cette approche comme la seule voie possible permettant d’approcher la doctrine d’un saint du Soufisme comme Ibn ‘Arabî. Le point que je défends ici est que le Cheikh al-Akbar a lui-même adhéré à un modèle différent de suhba (compagnonnage) où la Haqîqa était toujours au seuil de toutes choses, que ce soit par la médiation de la loi, un texte ou même un chat se nettoyant dans la rue, comme Sîdî ‘Abd al-‘Azîz ad-Dabbâgh le mentionne dans son Kitâb al-Ibrîz. Plus important encore, c’est le murshid (guide spirituel) qui médiatise et oriente cette Haqîqa pour l’aspirant (murîd), en attendant que ce dernier se concentre sur le dhikr (l’invocation) et le tafakkur (la méditation).
Enfin, en ce qui concerne le « pérennialisme » d’Ibn ‘Arabi, nous ne pouvons pas non plus écarter les perceptions explicitement universelles exprimées dans les Révélations Mekkoises et les Joyaux sigillaires des Sagesses. Des déclarations telles que : « L’univers est Lui (Huwa)/La Huwa (n’est pas Lui) », insistent sur la présence divine dans toutes les choses du monde, y compris les formes traditionnelles religieuses préislamiques. Et de même que certains versets du Coran ont été abrogés en droit – tels que ceux autorisant la consommation d’alcool en dehors de la prière – mais confirmés dans le sens et la lumière divine, de même les religions antérieures ont également été abrogées en droit, du point de vue de la sharî‘a, mais restent valables dans la lumière et la signification divines, du point de vue d’un initié. Ce n’est pas seulement l’opinion d’Ibn ‘Arabî. Considérons, par exemple, ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, qui affirme dans son ouvrage, al-Insân al-Kâmil, que les Tables données à Moïse contiennent des secrets divins d’une puissance redoutable, qu’il ne mentionne pas à ses lecteurs de peur qu’ils se convertissent au Judaïsme !
Je suis également ému de dire, sans exagération, que l’accent mis de manière excessive par le mouvement néo-traditionaliste sur le droit, la théologie et les autres sciences rationnelles de l’Islam, et la censure concomitante contre la lecture des œuvres d’Ibn ‘Arabî ont conduit à une pénurie de véritables commentaires et d’implications islamiques consacrés au patrimoine scripturaire incomparable du Cheikh al-Akbar. Ce problème a été corrigé en particulier par diverses personnalités, dont beaucoup appartiennent au courant de la Religio perennis, lesquelles, au cours des dernières décennies, ont entrepris d’écrire de nombreuses traductions et commentaires sur la vie et la carrière d’Ibn ‘Arabî. Souvent, cela a été fait avec le plus grand respect pour le Cheikh en tant que guide spirituel. Alors que G. Lipton ait choisi de laisser de côté les nombreuses critiques des fuqahâ’ [juristes] formulées par Ibn ‘Arabi dans ses écrits, les décrivant souvent comme des « ulama’ ar-rusum » (spécialistes de la forme extérieure uniquement), il ne faut pas oublier que, de nos jours, ce sont les juristes et théologiens musulmans qui ont ignoré l’héritage d’Ibn ‘Arabî, et ne le mentionnent qu’à titre de référence, tandis que ceux qui ont une sensibilité spirituelle, mais pas nécessairement religieuse, continuent de citer son nom avec vénération.
Alî Hussain
Docteur en Philosophie de l’Université du Michigan
(Traduit de l’anglais par S. I.)
Pour citer cet article :
Alî Hussain, « Compte rendu du livre : Rethinking Ibn ‘Arabî: Religion Between Modernism and Post-Modernism, Gregory A. Lipton », Cahiers de l’Unité, n° 16, octobre-novembre-décembre, 2019 (en ligne).
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juillet-août-sept. 2024