Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
René Guénon
Une politique de l’esprit
par David Bisson,
528 pages, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2013.
Étude Critique
René Guénon. Une politique de l'esprit par David Bisson, 528 pages, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2013.
Une lecture impossible
Lors du compte rendu du livre de M. Ringgenberg, nous avons signalé que l’idée selon laquelle l’approche universitaire d’esprit moderne permettrait une meilleure compréhension de l’œuvre de René Guénon n’est qu’une illusion. La thèse de doctorat en science politique de M. David Bisson, soutenue en 2009, publiée ici en livre, confirme également ce caractère à un point qui confine à la caricature. Il est vrai que son titre même, Une politique de l’esprit, qui ne veut pas dire grand-chose, augurait mal de son contenu. (1)
En voulant faire lire l’œuvre de René Guénon sous l’angle du point de vue de la politique moderne, M. Bisson a voulu la « politiser. » (2) En réalité, une telle lecture est impossible. Elle ne peut donc s’opérer qu’en rejetant les principes qui la fonde et en la dénaturant complètement. À ce titre la méthode de l’auteur, analogue à celle des journalistes ou des publicitaires, est exemplaire et mérite d’être examinée. La représentation qui est donnée du sujet de l’étude n’ayant plus de rapports réels avec le sujet lui-même, il devient alors facile de faire correspondre cette image falsifiée à ce que l’on voulait démontrer. Pour parvenir à cette substitution, M. Bisson a eu recours à un vocabulaire équivoque, à des insinuations, des omissions, des approximations, des poncifs, des raisonnements spécieux, des altérations aberrantes et des élucubrations partisanes. Avec une telle déformation, il a pu faire rentrer de force l’homme, l’œuvre et son influence dans le cadre de référence des stéréotypes modernes les plus éculés, c’est-à-dire dans les limites indigentes d’une vision moderniste particulièrement réductrice : celle qui explique tout à l’aune d’une psychologie frelatée et d’une sociologie adultérée.
Pour tenter d’étayer la précarité de son échafaudage et donner un peu de consistance à sa représentation factice, M. Bisson a également essayé de contaminer son sujet en l’associant à une sélection arbitraire d’écrivains antitraditionnels qui se sont égarés, à un moment ou un autre, dans l’action politique moderne. Ce procédé improbe explique la dimension inhabituelle de son ouvrage.
Comme nous l’avons fait pour le livre de M. Ringgenberg, nous consacrons à celui de M. Bisson une longue étude critique, non, certes, à cause de son intérêt, qui est insignifiant, mais parce qu’il offre l’occasion de mettre en évidence la méthode captieuse qui est employée et permet de faire plusieurs mises au point. En effet, on ne peut laisser se propager indéfiniment des calomnies sur René Guénon et des interprétations fantaisistes sur son œuvre. Comme il a été rappelé dans l’Éditorial du premier numéro de cette revue, celles-ci ne peuvent qu’« empêcher l’actualisation de virtualités réelles de participation à l’esprit de son enseignement. »
De quoi René Guénon est-il le nom ?
Dès la première phrase de son « Introduction », M. Bisson indique qu’il est difficile de qualifier René Guénon. Il égrène ainsi, les mettant sur le même pied et sans aucune référence, diverses épithètes que certains auraient employées à cette fin : « “Rebelle spirituel”, “réactionnaire absolu”, “manifestation avatârique”, “maître du taçawwuf”, “humaniste désespéré”, “prophète du passé”, etc. » Nous comprenons bien que la mention de cette noria lexicale n'est qu'une figure de style destinée à piquer la curiosité du grand public, mais pour notre part, nous ne voyons dans la plupart de ces qualificatifs que des expressions de l’incompréhension de ceux qui les ont émises et il nous paraît quelque peu inutile d’en faire état. En effet, quel intérêt peut-il y avoir à relever le fait que certains ne savent pas de quoi ils parlent ? Ceux-ci, dans tous les domaines, sont légion. On ne le sait que trop.
Sur cette question, la moindre des choses aurait été de citer René Guénon lui-même puisqu’il l’avait déjà abordée : « Nous refusons absolument de nous laisser appliquer une étiquette occidentale quelconque, car il n’en est aucune qui nous convienne; que cela plaise ou déplaise à certains, c’est ainsi, et rien ne saurait nous faire changer d’attitude à cet égard. » (La Crise du Monde moderne, ch. IX) Il l’avait déjà dit dans l’Avant-propos d’Autorité spirituelle et pouvoir temporel : « Nous avertissons une fois de plus que nous ne sommes disposé à nous laisser enfermer dans aucun des cadres ordinaires, et qu’il serait parfaitement vain de chercher à nous appliquer une étiquette quelconque, car, parmi celles qui ont cours dans le monde occidental, il n’en est aucune qui nous convienne en réalité. »
Pourquoi ne pas avoir signalé ces remarques et ne pas du tout en avoir tenu compte d’une manière ou d’une autre ? N’était-ce pas celles-ci qu’il convenait d’examiner en premier lieu puisque c’est Guénon lui-même qui les énonce ? Ces déclarations, aussi fermes que radicales auraient pourtant fourni un point de départ pour une recherche digne de ce nom. Comment et pourquoi étudier l’œuvre de Guénon si on ne veut prêter aucune attention à ce qu’il écrit ? Pour parler avec équité de son enseignement, faut-il garder une distance telle qu’il n’y plus de rapport avec elle ? On le voit, les Occidentaux n’ont pas changé depuis plus de quatre-vingt ans. Ils en sont toujours au même degré d’incompréhension, sinon d’autisme.
Ainsi l’auteur n’a pas hésité à ajouter, à son tour, une énième étiquette à sa liste hétéroclite : « Un premier élément d’identification générale réside, nous semble-t-il, dans la catégorie “antimoderne”. » (p. 9) Il est inutile de souligner que cette belle trouvaille ne va pas bien loin. Elle a pour seul but de le faire entrer dans une catégorie assez large où il sera plus facile de le compromettre. Si toute spiritualité véritable est incompatible avec l’esprit moderne, être antimoderne ne suffit pas pour témoigner d’une véritable spiritualité. D’autant que cet « antimoderne » que serait René Guénon ferait de lui, d’après M. Antoine Compagnon auquel il se réfère, un « moderne malgré lui », un « moderne déniaisé », un « moderne en liberté » (p. 9). Ceci, faut-il le préciser, manque de sérieux. Pourrait-on dire, par exemple, si l’on adoptait ce raisonnement spécieux, qu’un croyant serait un incroyant malgré lui ? « Un incroyant déniaisé », un « incroyant en liberté » ? Il va de soi qu’on ne peut définir une œuvre systématiquement et seulement par ce à quoi elle s’oppose dans une de ses parties. Son œuvre ne peut se mesurer à l’aune sans principe de l’étiage moderne.
Une définition erronée
Cependant, « antimoderne » ne suffit pas à M. Bisson et pour lui, « le premier qualificatif qui vient à l’esprit pour caractériser sa pensée [celle de Guénon] est le terme de “réactionnaire intégral”. » (p. 17) On comprend alors que s’il a retenu en premier lieu cette qualification d’« antimoderne » pour Guénon, c’est afin de mieux l’enfermer ensuite dans cette définition erronée. On sait que pour les modernes, la seconde est invariablement engendrée par la première.
Il n’a pas vu que c’est là un aveu qui en dit plus long sur lui-même que sur l’œuvre de Guénon. Il laisse surtout voir que sa propre mentalité a été bien formée par la lecture d’un article de M. Daniel Lindenberg : « René Guénon ou la réaction intégrale. » (1991) (3) Toujours selon M. Bisson, qui semble décidément avoir quelques difficultés à penser par lui-même, Cioran en aurait « très bien perçu le ressort principal » en disant que le réactionnaire « empruntera aux sagesses ce qu’elles ont de pire, et de plus profond : la conception de l’irréparable, la vision statique du monde. » (p. 130) Sans doute impressionné par le prestige quelque peu surfait de son auteur, la bêtise de cette déclaration ne l’a pas frappé et fort de cette définition, il déclare que Guénon « récupère [sic] dans plusieurs textes sacrés la matière [resic] de sa métaphysique primordiale [re-resic] » et ainsi « la réaction signale moins le retour à un ordre ancien que le recours à une tradition [?] toujours renouvelée [?], sinon réinventée [?], en fonction des circonstances. » Cependant, cette conception serait réactionnaire « parce que fondée sur un discours figé. » On ne sait pas comment la « réaction », selon cette définition fantasmagorique, pourrait être à la fois « toujours renouvelée », « réinventée » et « fondée sur un discours figé », mais peu importe puisque cette conception, ajoute-t-il, « se décline pourtant dans un programme à certains égards révolutionnaire. » Ce n’est là, on s’en doute, qu’un échantillon d’incohérences qui se poursuivent sur plusieurs pages.
En réalité, le terme « réactionnaire » désigne le partisan d’un retour au passé, réel ou idéalisé. Ce qui n’est pas le cas de René Guénon qui invite à un « retour au Principe » et donc à un retour aux principes métaphysiques et initiatiques qui transcendent le temps et l’espace, c’est-à-dire tout passé quel qu’il soit. Le partisan d’un retour au passé correspond à un « traditionaliste », or Guénon a justement expliqué dans son texte intitulé « Tradition et traditionalisme » que le « traditionalisme » est seulement une sorte de tendance ou d’aspiration vers la tradition, sans aucune connaissance réelle de celle-ci.
À propos des « réactionnaires », il a également précisé : « lorsque certains, s’étant aperçus du désordre moderne en constatant le degré trop visible où il en est actuellement […], veulent “réagir” d’une façon ou d’une autre, le meilleur moyen de rendre inefficace ce besoin de “réaction” n’est-il pas de l’orienter vers quelqu’un des stades antérieurs et moins “avancés” de la même déviation, où ce désordre n’était pas encore devenu aussi apparent et se présentait, si l’on peut dire, sous des dehors plus acceptables pour qui n’a pas été complètement aveuglé par certaines suggestions ? Tout “traditionaliste” d’intention doit normalement s’affirmer “antimoderne”, mais il peut n’en être pas moins affecté lui-même, sans s’en douter, par les idées modernes sous quelque forme plus ou moins atténuée, et par là même plus difficilement discernable, mais correspondant pourtant toujours en fait à l’une ou à l’autre des étapes que ces idées ont parcourues au cours de leur développement ; aucune concession, même involontaire ou inconsciente, n’est possible ici car, de leur point de départ à leur aboutissement actuel, et même encore au-delà de celui-ci, tout se tient et s’enchaîne inexorablement. » (4)
Non seulement M. Bisson ne se préoccupe aucunement de la vérité des idées, mais il ne s’embarrasse même pas de ce qu’a écrit Guénon. Dans ces conditions, il ne faut pas avoir peur du ridicule pour oser conclure que « Guénon est à l’évidence [sic] un authentique [resic] homme de droite qui appartient à la mouvance antimoderne et antilibérale située aux croisements du catholicisme intransigeant et de l’Action française. » (p. 131) En réalité, René Guénon représente l’esprit traditionnel universel. Celui-ci, comme l’écrivait Jean Reyor, « n’est nullement lié au conservatisme social, bourgeois plutôt qu’aristocratique, des milieux “réactionnaires” du XIXe siècle et du début du XXe qui, sur bien des points, est aussi antitraditionnel que la démocratie ; il en est de même des idéologies “totalitaires” qui sont nées ou qui se sont imposées entre les deux dernières guerres. »(5)
Répétons-le pour ceux qui ont subi les déformations mentales du modernisme : René Guénon et son œuvre à laquelle il s’identifie, ne sont ni de droite ni de gauche ni du centre, ni fasciste ni national-socialiste ni communiste ni socialiste, ni anarchiste de droite ou de gauche, aucune étiquette politique ne pouvant lui convenir : il est totalement en dehors de la politique moderne et profane qui ne repose sur aucun principe et pour laquelle il n’a jamais eu aucune considération. En février 1936, il précisait « que le domaine de la politique nous étant absolument étranger, nous refusons formellement de nous associer à toute conséquence de cet ordre qu’on prétendrait tirer de nos écrits, dans quelque sens que ce soit. » Est-ce si difficile à comprendre ?
En réalité, René Guénon représente la conscience traditionnelle et initiatique universelle. Nous savons bien que cette définition extraordinaire ne peut pas être comprise par M. Bisson, mais il pourra au moins, peut-être, reconnaître qu’elle n’a d’évidence aucun rapport avec une quelconque mouvance politique à quelque croisement qu’elle se situe. C’est pour cela qu’aucune étiquette occidentale quelle qu’elle soit ne saurait lui convenir, « que cela plaise ou déplaise à certains, c’est ainsi, » et rien ne saurait y changer.
Le panurgisme de M. Bisson
On sait que le nom de tradition ne peut être donné légitimement qu’à ce qui est essentiellement caractérisé par la présence d’un élément de nature « supra-humaine » et que tout ce qui est d’ordre purement humain ne saurait, pour cette raison même, être légitimement qualifié de traditionnel. N’ayant lu l’œuvre de René Guénon que de manière superficielle ou ne voulant pas en tenir compte, M. Bisson s’avère incapable de définir clairement et sérieusement ce qu’il appelle « la Tradition. » Pour lui, ce n’est qu’un concept élaboré par René Guénon à la suite de ses rencontres : « la Tradition naît dans les contreforts de la Modernité. » (p. 21) En revanche, que ce terme permette de désigner le plus exactement possible une réalité ne semble pas l’avoir effleuré. Les formes traditionnelles n’existent-elles pas pour lui ni pour personne avant René Guénon ? À l’instar de tant d’autres, il confond les idées et leur formulation. Il est vrai que plus loin il dira plus ou moins le contraire : « Il y a bien une histoire de l’idée [celle de la tradition] qui dépasse aussi bien la personne de son concepteur [sic] que le cadre de son système [resic]. » (p. 219)
Conformément à l’esprit « évolutionniste » inhérent à la « méthode historique », pour l’auteur, « le concept de tradition » se forme « dans le creuset de l’histoire », comme les héros dans celui des batailles, suppose-t-on, et pour le prouver notre moderne alchimiste transforme l’or en plomb dans son propre creuset : il se borne à un pauvre descriptif emprunté aux uns et aux autres, c’est-à-dire qu’il inflige à ses lecteurs une compilation lénifiante d’épisodes déjà décrits approximativement par les divers biographes modernes de René Guénon. Il les déroule platement sans vérification et sans apporter aucun élément documentaire nouveau ni commentaires qui montreraient comment ils sont à l’origine de l’œuvre qu’il prétend étudier. (6)
Lui qui ambitionne de s’affranchir de la doxa guénonienne, fait surtout preuve d’un panurgisme qui ne le grandit pas. Si ce qu’il appelle la doxa guénonienne, qu’il ne définit pas, est la compréhension de ce que Guénon a publié, on ne peut pas dire en effet que M. Bisson y satisfasse… Pourquoi d’ailleurs employer ce terme de doxa ? Sachant que Guénon n’exprime ni des opinions ni des conjectures et que le point de vue traditionnel n’est certes pas la pensée dominante aujourd’hui, il est à la fois péjoratif et inapproprié. Que veut-on suggérer ? Qu’il vaut mieux inventer une erreur nouvelle que de redire une vérité qui a déjà été exprimée par René Guénon ? Les vérités qu’il formule ne sont-elles pas des vérités traditionnelles et universelles ? Que ceux qui comprennent les idées traditionnelles font la preuve de bien peu d’individualisme ? Au regard de leur petit nombre, il nous semble que c’est alors plutôt le témoignage d’une qualité assez rare. M. Bisson n’a-t-il toujours pas compris ce qu’est l’individualisme ? Faut-il revenir indéfiniment sur la plaie qu’il représente pour éveiller enfin une lueur de compréhension dans son esprit ? N’a-t-il pas compris que l’autonomie absolue de la raison individuelle n’est qu’une illusion ? La raison individuelle, si elle n’est pas éclairée par la lumière traditionnelle, ne peut conduire qu’à l’erreur. C’est ce que voulait dire Bossuet quand il déclarait : « l’hérétique est celui qui a des idées personnelles. » N’a-t-on pas observé, que dans le monde moderne, tout le monde veut penser par lui-même, mais que finalement tout le monde pense la même chose ? Il n’y fait pas exception. Il s’abandonne servilement à la facilité de l’hébétude mimétique en suivant la doxa moderne des pseudo-biographes que furent M. Jean-Pierre Laurant et Mme Marie-France James.
Pour que rien n’échappe à l’affligeante lecture psycho-sociologique habituelle, on doit subir, une fois de plus, après M. Jean-Pierre Laurant qui a inauguré dans ce domaine ce genre misérable, le sempiternel ressassement des bulletins scolaires de René Guénon. C’est l’édifiant spectacle que nous offre aujourd’hui une thèse de doctorat consacrée à la plus grande figure intellectuelle du XXe siècle et même de ces six derniers siècles en Occident.
Impavide, M. Bisson nous fait donc part, à la suite de tant d’autres, du commentaire de son directeur de collège sur l’« impressionnabilité excessive » de l’élève qu’il était. Il laisse aux lecteurs le soin d’en tirer les conclusions qu’ils voudront, même si le sens ne suggère qu’un individu faible et timoré. De cette appréciation, selon laquelle cette « impressionnabilité excessive » lui aurait fait « voir les choses tout autrement qu’elles sont en réalité » et l’aurait amené à croire « bien consciencieusement à la persécution », les biographes modernes de René Guénon ont vu la preuve irréfragable qu’il était depuis sa naissance sujet à la paranoïa et que c’est ce qui explique d’évidence son point de vue sur certaines questions. Ce qui permet, bien sûr, de ne pas le prendre en considération. Cette appréciation scolaire est reprise sans aucun esprit critique par M. Bisson et, sans surprise, il désigne Guénon comme un « esprit volontiers enclin à la paranoïa. » (p. 36) (7) Si l’on veut bien ne pas s’assujettir à l’influence d’interprétations partisanes et suspectes, il y a pourtant la possibilité de la lire autrement. Évidemment, pour cela il faut aussi regarder les choses de près.
Il n’est pas venu à l’esprit moutonnier de M. Bisson, ni de tous ceux qui ont reproduit cette remarque d’un directeur d’établissement mis en cause par un parent d’élève, qu’il pouvait s’agir d’une observation controuvée. L’examen des faits révèle qu’elle venait en défense face à un désaveu de parents ayant retiré leur enfant de l’école dont ce directeur – un chanoine – avait la responsabilité. En effet, comme le confirme la documentation à ce propos, il s’avère que la persécution avait été bien réelle. (8) Tout le monde semble avoir oublié que la férule et les humiliations étaient des moyens non négligeables de la pédagogie congréganiste dans ces années-là, et même après. Les témoignages en sont nombreux. (9)
À la suite encore de M. Jean-Pierre Laurant et Mme Marie-France James, l’auteur suppose docilement l’influence de l’abbé Gombault et d’Albert Leclère, un professeur de philosophie, mais tout cela se base sur des suppositions hasardeuses et reste dans un flou extraordinaire. L’examen des ouvrages de ces deux professeurs, que M. Bisson n’a pas effectué, n’apporte en réalité rien de concluant quant à l’origine et la compréhension de l’œuvre de René Guénon. Il n’était pas besoin de ces deux personnages pour comprendre que la logique et les mathématiques sont les matières qui offrent le plus de rapports avec la métaphysique. Pourquoi mentionner d’aussi hypothétiques influences si ce n’est pour que l’on comprenne bien, mais d’une manière insidieuse, que Guénon n’était qu’un homme comme tout le monde. Ce qui n’était pas le cas. Maintenant, si l’on veut nous dire qu’il a appris comme tout un chacun les mathématiques, la géométrie, la grammaire, l’histoire, etc., cela ne fait pas de doute…
Afin d’être sûr qu’il n’échappe pas au cadre de référence des stéréotypes du lecteur moderne, M. Bisson nous rappelle encore une autre opinion pénétrante d’un professeur avisé selon laquelle il était un « adolescent timide et orgueilleux. » Sachant qu’à peu près tous les adolescents sont « timides et orgueilleux » selon les adultes, nous sommes bien rétroéclairés par cette judicieuse expertise psychologico-morale. (10) En réalité, tout ce que l’on peut affirmer, c’est que René Guénon fut un élève sensible, extrêmement brillant et indépendant. Pour cela même sans doute sujet à l’esprit de domination, voire à la vindicte de certains professeurs comme ce fut souvent le cas dans les institutions scolaires, quelles qu'elles soient, jusqu’à récemment. Du moins pour les élèves qui n’entraient pas dans les représentations uniformes et médiocres que ces professeurs avaient la charge d’imposer. Il est puéril de croire que le corps enseignant serait tout uniment constitué d’individus perspicaces et pondérés, détenteurs de la vérité psychologique, alors qu’ils ne sont souvent que les dociles représentants de l’illusion de la vie ordinaire et les dispensateurs stipendiés des normes modernes.
Quoi qu’il en soit, quel intérêt peut-il bien y avoir à évoquer ces points ? Si le témoignage des maîtres d’école de Dante avait été retrouvé et que nous ayons découvert que l’Alighieri avait été un élève dissipé, ou au contraire quelqu’un de studieux, de timide ou d’orgueilleux, qu’aurions-nous appris grâce à cela sur la signification de la Divine Comédie ? Que nous apprennent ces appréciations scolaires sur l’œuvre de René Guénon ? Rien. Elles sont même pires que rien puisqu’elles sont à l’usage d’un dénigrement sournois. De telles considérations ne relèvent que d’une vaine pseudo-psychologie de la plus basse envergure, et les reprendre ne participe que d’un certain voyeurisme dont est friand le vulgaire qui n’aime rien tant que tout ramener à sa mesure.
Ce que personne n’a cru bon de souligner jusqu’ici, c’est que René Guénon a toujours fait preuve d’un courage exceptionnel et d’une résolution inébranlable toute sa vie, comme en témoignent non seulement son œuvre, mais aussi divers épisodes de sa vie privée. (11) On ne peut le contester, croyons-nous, ni en dire autant de beaucoup. Dans la lutte contre les idées modernes, nul ne fit preuve d’autant de hardiesse. Il est vrai cependant que cette fermeté irréductible, toujours exactement proportionnée, est difficile à reconnaître comme telle par la mentalité des Occidentaux peu habitués à voir une force issue de la seule Sagesse.
La confusion occultiste de M. Bisson
On sait que l’interprétation selon laquelle le milieu occultiste aurait été la source de l’enseignement de René Guénon est l’un des incurables lieux communs de ses biographes modernes pour tenter d’expliquer son œuvre. M. Bisson n’y échappe pas et sous le titre « Une jeunesse occultiste », il paye sans broncher son tribut à ce cliché, reprenant aveuglément à son compte les exposés trompeurs et erronés de ses prédécesseurs. M. Bisson n’a même pas lu, avec ou sans attention, les articles de Palingénius parus dans La Gnose. Sinon il aurait vu que son premier article, sur « Le Démiurge » (nov. et déc. 1909, janv. et fév. 1910), témoigne déjà d’une connaissance du Védânta et que l’on y « trouve, aussi nettement formulées qu’elles peuvent l’être en quelques pages, les notions essentielles de l’œuvre guénonienne ultérieure. » (12) Il est vrai que s’il l’avait fait, ses interprétations réductrices se seraient effondrées, à l’instar de celles de ses devanciers qu’il a complaisamment recopiées. En effet, il semble que tout le monde dans ce milieu ne puisse faire autrement que de se recopier les uns les autres, en répétant inlassablement le livre de M. Jean-Pierre Laurant (1975), sans ne jamais rien vérifier.
Ayant déjà réfuté l’invraisemblance de cette origine occultiste à propos du livre de M. Ringgenberg, et que l’on retrouve presque à l’identique dans le livre de M. Bisson, nous n’y reviendrons pas. (13) Pas plus que ses prédécesseurs, il n’a envisagé que la participation de Guénon à diverses organisations du mouvement occultiste comme n’étant pas le fait de quelqu’un qui cherche une doctrine et une voie, mais de quelqu’un qui mène une enquête minutieusement conduite pour s’assurer s’il se trouve dans le milieu considéré ce dont il possède déjà la connaissance certaine. Comme aux autres, nous lui poserons de nouveau la question de savoir chez quels auteurs occultistes René Guénon a puisé la doctrine de l’Identité Suprême, celle des états multiples de l’être, sa définition technique des rites et de l’initiation, sa distinction du Salut et de la Délivrance ou la suprématie de la contemplation sur l’action, etc.
M. Bisson s’étonne quand même que Guénon, dès 1908, manifeste ouvertement contre Papus « son désaccord profond avec la théorie de la réincarnation », mais il est incapable d’en tirer la moindre conséquence et passe à autre chose. Ce désaccord n’est-il pas pourtant l’indice qu’à vingt-deux ans, Guénon avait déjà connaissance de la doctrine des états multiples de l’être ? N’est-ce pas ce dont témoigne de façon indubitable l’étude sur « Le Symbolisme de la Croix » publiée dès 1911 dans La Gnose ? Ne sait-on pas non plus qu’il avait rédigé en 1915 une première version des États multiples de l’être ?
Complètement perdu et incapable de s’y retrouver, il avoue qu’« il est difficile d’estimer la part exacte d’engagement dans telle ou telle voie chez des personnes qui multiplient les affiliations initiatiques et participent à une myriade de groupes occultistes. » (p. 30) Si M. Bisson avaient bien voulu faire l’effort de distinguer les organisations initiatiques des groupes occultistes, c’est-à-dire le vrai du faux, il aurait peut-être pu y voir un peu plus clair. Toujours est-il que, d’après lui, la lecture des livres de Matgioi aurait permis à Guénon de découvrir « la puissance de l’emprise du mal dans le cours de l’histoire. » (p. 30) On constate ainsi que M. Bisson ne les a jamais lus ni d’ailleurs ceux de Saint-Yves d’Alveydre pour aussi oser écrire que Guénon « a également beaucoup puisé » dans l’œuvre de celui-ci. (p. 32) Il ne fait que répéter ce qu’il a lu chez les autres, de travers. Tout cela est consternant.
Une pierre de touche
Le Roi du Monde est une de ces pierres de touche par lesquelles on distingue immédiatement les lecteurs qualifiés de Guénon de ceux qui ne le sont pas. Nous ne nous attarderons qu’un instant sur ce qu’en dit M. Bisson puisqu’il ne l’a pas compris, comme l’atteste notamment sa remarque selon laquelle il s’agit d’une « thèse d’un centre spirituel unique dont la réalité n’est ni affirmée, ni infirmée » ! (p. 61) On croit rêver en lisant pareille ânerie !
Il paraît que « les héritiers [sic] seront partagés sur la valeur à accorder à cet ouvrage » : pour les uns, le jugement de Marco Pallis serait « d’autant plus objectif qu’il s’appuie sur une étude approfondie et récente [sic] des sources d’Ossendowski », tandis que pour les autres, « ceux qui se réclament de la pensée traditionnelle, Le Roi du Monde renforce l’idée d’une mission providentielle confiée au Français [sic]. » (p. 62) (14) Non seulement cette présentation des choses est partiale, mais elle est aussi obreptice. Entre « une étude approfondie et récente des sources » par Marco Pallis, auteur plus ou moins connu « de livres sur le Bouddhisme » et « ceux qui se réclament de la pensée traditionnelle » pour lesquels « Le Roi du Monde renforce l’idée d’une mission providentielle », mais dont aucune référence n’indique qui ils sont ni quelle est exactement cette idée et où elle serait exposée, de quel côté ira la faveur du lecteur peu averti ? Il sera naturellement favorable à Marco Pallis et à M. Bisson contre René Guénon.
Cependant, peut-on dire qu’une étude est récente quand on sait qu’elle a été rédigée en 1965 et publiée en 1976, c’est-à-dire il y a plus de cinquante ans ? (15) Comment est-il encore possible de la qualifier d’« approfondie » quand a déjà été démontrée, en 2001, point par point, la fausseté de ses allégations contre Ossendowski ? (16) Est-il normal de dire que le jugement de Marco Pallis est objectif alors qu’il était un disciple de Frithjof Schuon et qu’il a attaqué Guénon à plusieurs reprises pour soutenir les opinions de son maître ? (17) Enfin, comment peut-on inclure Pallis, ou ceux qui partagent ses vues, dans les « héritiers » de Guénon – désignation saugrenue en soi – et l’opposer en même temps à « ceux qui se réclament de la pensée traditionnelle » ? Curieux légataires que ceux qui rejetteraient l’essentiel d’un héritage, à moins de savoir qu’en réalité ils ne se réclament ni de celui-ci ni de celle-là.
En conclusion de cette présentation cauteleuse, typique de son style, M. Bisson suppose, magnanime, que « Guénon envisage plus sûrement [sic] son exégèse [sic] de Saint-Yves (18) comme un élément d’un corpus en voie de construction. » (p. 61) Comprenne qui pourra cette déclaration dépourvue de sens. Il faut n’avoir jamais lu Saint-Yves pour affirmer pareille énormité. Il est vrai que, pour lui, Le Roi du Monde, d’un « comparatisme foisonnant », (19) « s’il n’est pas encore structuré de façon rigoureuse, inaugure la future méthode guénonienne. » (p. 62) À la quarantaine Guénon était déjà l’auteur, notamment, de l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921), du Théosophisme (1921), de L’erreur spirite (1923), d’Orient et Occident (1924) de L’homme et son devenir selon le Vêdânta (1925) et de L’ésotérisme de Dante (1925), mais il ne savait toujours pas structurer un livre de façon rigoureuse, contrairement sans doute à l’auteur d’Une politique de l’esprit… Si elles n’étaient pas aussi affligeantes, il serait difficile de ne pas éclater de rire en lisant de telles inepties.
L’affaire de « Polaires »
M. Bisson s’étonne souvent dans son livre, mais cette émotion ne suscite chez lui guère plus de recherches d’explications que ne l’aurait fait la soudaine découverte du travail des madrépores. « Malgré les mises au point successives », indique-t-il, il s’étonne donc de l’intérêt de Guénon pour l’affaire des « Polaires », « alors, ajoute-t-il, qu’il commence à être reconnu dans les milieux intellectuels. » (p. 61) On ne voit pas bien pourquoi l’un empêcherait l’autre, sauf en effet si l’on n’a rien compris à son œuvre et à sa fonction traditionnelle, mais sans doute ne s’agit-il que d’une manière papelarde d’insinuer que Guénon restait sous la prétendue influence de l’occultisme. M. Bisson aurait été peut-être moins étonné s’il avait effectivement lu avec un peu plus de soin les trois mises au point claires et précises de Guénon. (20)
Celui-ci a expliqué qu’on était venu le solliciter chez lui, pendant l’été de 1929, et que la simple honnêteté lui faisait une obligation de contrôler sérieusement la chose avant de se prononcer définitivement dans un sens ou dans l’autre sur la valeur initiatique des « hypothétiques inspirateurs » de la méthode divinatoire à la base de cette affaire. Dans cette perspective, il avait écrit une préface au livre de Cesare Accomani (Zam Bothiva), Asia Mysteriosa (Paris, 1929), pour seulement attendre, sans rien brusquer, le résultat d’une vérification à laquelle il tenait à procéder pour éclaircir des choses qui semblaient énigmatiques. Il est donc faux et trompeur de dire qu’il accepta de préfacer l’ouvrage « avant de se rendre compte qu’il y a supercherie » (p. 61), en insinuant qu’il aurait pu être crédule ; d’autant qu’il connaissait Accomani depuis au moins 1927. Cette vérification consistait à poser des questions d’ordre doctrinal à l’ « oracle de force astrale » ainsi que ses inventeurs l’avait dénommé, mais les réponses étant vagues et échappatoires, il posa finalement la question suivante : « Qu’est-ce que Hamsa ? » (21) Celle-ci, après un temps fort long, amena enfin comme réponse « une absurdité caractérisée. » (22) Ce qui le conduisit à retirer ladite préface, avec interdiction de la faire figurer dans le volume, où elle ne se trouve pas. Il regretta que quelques-unes des idées traditionnelles qu’il avait exposées dans Le Roi du Monde fussent mêlées à cette affaire, mais il n’y pouvait rien ; quant à la « méthode » elle-même, il y voyait « un exemple de ce que peuvent devenir des fragments d’une connaissance réelle et sérieuse entre les mains de gens qui s’en sont emparés sans y rien comprendre. »
On peut d’autant moins contester la version de Guénon sur cet épisode qu’elle est corroborée, s’il en était besoin, par celle publiée par Maurice Magre sous le pseudonyme de René Thimmy, dans La magie à Paris (Paris, 1934). Magre indique que Guénon « voulut mettre l’oracle à l’épreuve » avant de donner sa préface et parle d’« un piège » qu’il aurait tendu avec une dernière question. Cette autre version, qui rapporte cette question et la réponse du prétendu « oracle », est d’autant plus concluante que son auteur, qui relate sur un ton sardonique cet épisode, était secrètement, sous sa véritable identité, très hostile à Guénon qu’il connaissait personnellement. Il fut d’ailleurs l’un des préfaciers de remplacement du livre sans intérêt d’Accomani et fit partie du ridicule groupement néo-spiritualiste fondé par celui-ci, c’est-à-dire qu’à l’inverse de Guénon, il fut une dupe des « Polaires. »
Affabulations de M. Bisson
Ceux qui ont lu ses comptes rendus se souviennent sans doute qu’en décembre 1937, à propos d’un livre Paul Le Cour, Guénon a évoqué, d’une manière amusée où le moins dit le plus, le Hiéron de Paray-le-Monial comme un centre d’études de l’ésotérisme chrétien « d’un caractère assez spécial », où à côté de « certaines idées intéressantes, il y eut encore bien plus de rêveries. » Il précisait qu’il n’y avait pas trop lieu de se féliciter de se poser, comme le faisait Paul Le Cour, « en héritier et en continuateur du Hiéron de Paray-le-Monial » sachant l’imagination fertile d’Alexis de Sarachaga, inventeur de la fameuse théorie fantaisiste d’Aor-Agni dans laquelle le même Le Cour voyait une révélation prodigieuse, et dont il croyait retrouver la trace dans les noms et les mots les plus variés. Guénon savait à quoi s’en tenir puisqu’il connaissait personnellement Georges de Noaillat, héritier du baron de Sarachaga à la gérance du Hiéron et artisan de l’Encyclique Quas Prima qui institua la fête du Christ-Roi en 1925. (23)
Non content de répéter que l’œuvre de Guénon fut une sorte de croisement issu du milieu occultiste parisien du début du siècle et de la tradition hindoue (p. 23), M. Bisson est le premier à avoir prolongé la théorie de l’hybridation au-delà de la première décennie du XXe siècle, c’est-à-dire alors que Guénon était près de la quarantaine. Il n’a ainsi pas hésité à déceler « une influence déterminante » des points développés « par le programme originel du Hiéron » et « certains passages du Roi du Monde. » (p. 64) Ni plus ni moins !
À propos de Regnabit, reprenant les accusations fausses et malveillantes de Mme Marie-France James et de M. Zoccatelli, M. Bisson demande « comment le défenseur de l’Orient a pu s’immiscer dans les colonnes d’une revue confidentielle très catholique » (p. 62) Ainsi qu’il l’a indiqué lui-même et comme nous l’avons déjà signalé dans notre compte rendu du livre de M. Ringgenberg, qui avait lui aussi colporté cette singulière accusation, Guénon ne s’est pas « immiscé » – pourquoi employer ce terme, péjoratif dans ce contexte, si ce n’est pour donner l’image d’un intrigant ? – : le Père Félix Anizan, directeur de la revue, a sollicité sa collaboration sans qu’il ait à demander quoi que ce soit à qui que ce soit. (24)
M. Bisson considère que l’« on peut tout de même s’étonner de la tolérance d’une revue catholique à l’égard de celui qui promeut très clairement (sic) l’idée d’une Tradition ancrée dans la métaphysique hindoue. » (p. 64) Guénon n’ayant jamais « promu l’idée d’une Tradition ancrée dans la métaphysique hindoue », on ne voit pas le rapport avec lui ou Regnabit. M. Bisson n’a-t-il jamais lu les articles de Guénon dans cette revue ? (25) Pourquoi une telle fiction ? N’est-ce pas là un nouvel exemple de cette dénaturation dont nous parlions dans notre introduction ? Il est vrai qu’une caricature est plus facile à mettre en cause que la réalité. D’autre part, « Catholique » est-il synonyme d’« exclusion » ? Guénon aurait-il dû prendre en compte les étroites préventions religieuses qui ont prévalu chez certains à une certaine époque ? Ces préventions représentaient-elles le véritable Catholicisme ? Les livres de Guénon étaient accessibles à tous et si certains aujourd’hui, comme hier, considèrent qu’il n’avait pas à participer à une revue catholique, c’est sur le Père Anizan que devrait porter le blâme et non sur Guénon ; mais faudrait-il reprocher à cet ecclésiastique d’avoir essayé de faire bénéficier sa tradition, même si ce ne fut pas très consciemment, des ressources incomparables d’un auteur à nul autre pareil ? (26)
M. Bisson n’hésite pas non plus à fabuler. Il prétend par exemple qu’il faudra attendre 1958, date de la parution de la biographie de Paul Chacornac, pour que l’on apprenne que René Guénon collabora à la revue La France antimaçonnique et que cette participation « plongera ses plus proches héritiers dans un abîme de perplexité » (p. 36). Cette dernière remarque ne correspond à aucune réalité. D’abord, on ne sait pas qui peuvent bien être « ses plus proches héritiers », formule qui ne veut strictement rien dire ; ensuite, cette collaboration ne plongea certainement pas ces lecteurs dans une quelconque perplexité, qu’elle fût abyssale ou non. Elle était bien connue du cercle de ses lecteurs qualifiés de l’époque. Dès 1935, ainsi qu’en témoignent ses lettres du 1er septembre et du 16 octobre à Luc Benoist, Guénon a précisé les textes dont il était l’auteur dans La France Antimaçonnique. Ses lecteurs qualifiés, mais qui le sont à des degrés divers, furent d’autant moins perplexes que c’est Jean Reyor (Marcel Clavelle) lui-même qui était le principal auteur de la biographie signée par Paul Chacornac. C’est lui qui avait souligné cette question de La France Antimaçonnique pour en tirer un certain effet. Il le mentionnera encore en 1963 dans ses Souvenirs et dans un article du Symbolisme. M. Bisson n’a fait que le reprendre en le déformant pour essayer de produire une impression défavorable sur Guénon.
En réalité, il n’y a là aucune « énigme » ni aucun paradoxe comme il l’imagine. René Guénon sous le nom de T. Palingénius a publié dès 1909 dans La France Antimaçonnique plusieurs lettres de réponses à des attaques dont cette parution hebdomadaire se faisait l’écho. Les bonnes dispositions de Clarin de la Rive, son directeur, et ses offres de collaboration ayant été saisies par René Guénon, il trouva ainsi une tribune pour intervenir contre certaines erreurs. Il paraît bien naturel qu’il ait utilisé alors une « signature » pour ce faire sachant le climat de cette époque. Cet épisode est suffisamment clair et bien connu maintenant pour ne pas avoir à faire semblant de s’en étonner et d’y voir on ne sait quelle machination. En mai 1932, il l’évoquait : « Si nous avons répondu favorablement à certaines demandes de collaboration (demandes expresses à nous adressées, et non pas “infiltrations” de notre part, ce qui serait absolument incompatible avec notre caractère), de quelque côté qu’elles soient venues, cela est encore exclusivement notre affaire ; et, quelles que soient les publications où aient paru des articles de nous, que ce soit “en même temps” ou non, nous y avons toujours exposé exactement les mêmes idées, sur lesquelles nous n’avons jamais changé. »
La véritable énigme est de comprendre comment quelqu’un aux facultés intellectuelles normalement constituées, comme on le suppose à propos de celles de M. Bisson, peut à ce point déformer les choses.
Une série cohérente et graduée
Si l’on comprend la raison d’être de l’œuvre de René Guénon, on comprend par là même toutes les étapes de son développement. M. Bisson ne l’a pas comprise ou n’a pas voulu la comprendre. En conséquence, il n’a pas saisi que la forme de sa publication, sans variation dans son orientation permanente, correspondait à « une série cohérente et graduée d’expressions doctrinales » en relation avec les manifestations successives « de facteurs et de circonstances qui ouvraient des possibilités positives ou les annulaient. » (27) Alors que son œuvre est parvenue à se déployer de manière cohérente en tenant toujours compte des diverses possibilités du monde occidental, M. Bisson n’a vu dans cette gradation que le corollaire invraisemblable d’un « tâtonnant penseur. » (p. 51) (28) Sans doute cette maîtrise était-elle trop exceptionnelle pour que sa mentalité puisse la discerner. Elle dépassait de trop loin ses capacités.
C’est cette prise en compte des possibilités de l’avenir du monde occidental qui explique notamment l’appel aux éventuels dépositaires de l’intellectualité médiévale vivante qui figure au début d’Orient et Occident, appel que M. Bisson n’a pas plus compris que le reste en le qualifiant naïvement d’« assez énigmatique. » (p. 53) C’est également cette prise en compte qui permet de voir pourquoi, dans le cadre de la revue Regnabit, de 1925 à 1927, il se plaça « plus spécialement dans la “perspective” de la tradition chrétienne, avec l’intention d’en montrer le parfait accord avec les autres formes de la tradition universelle. » C’est encore cette prévenance qui le conduisit, dans La Crise du Monde moderne, à envisager l’Église catholique comme étant la seule à pouvoir fournir un point d’appui à une élite occidentale. C’est ce caractère volontairement graduel qui explique pourquoi il n’aborda précisément la question de l’initiation de manière technique qu’à partir de 1932.
Relever cette gradation est de l’ordre du constat et non de la surinterprétation a posteriori. Guénon lui-même y a fait allusion à plusieurs reprises, sans avoir été mieux compris à son époque qu’à la nôtre. C’est ce qu’illustre notamment une lettre du 8 décembre 1928 d’Olivier de Fremond (1854-1940) à Charbonneau-Lassay : « Que signifie enfin cette réticence, que “spectateur quasi désintéressé”, demandait-il en parlant de Guénon, ces attaques, elles ne l’atteignent même pas, et ne feraient que “lui donner toute liberté de traiter certaines questions auxquelles il s’abstient de toucher actuellement”, tandis que “par contre les conséquences à tirer de cette prise de position seraient bien regrettables pour Rome, et par suite pour tout le monde occidental”. » (29) Ne voit-on pas d’ailleurs qu’il y a là, dans ces citations de Guénon, l’attestation implicite par lui-même de sa propre fonction ? Quelques années plus tard, le 2 septembre 1932, il répondait à un autre de ses correspondants : « Vous me demandez, sur la question d’“attitude”, s’il y a quelque chose de changé depuis la publication de certains de mes ouvrages. Je vous répondrai très nettement : oui, certaines portes du côté occidental, se sont fermées d’une façon définitive. Je ne me suis d’ailleurs jamais fait d’illusions, mais je n’avais pas le droit de paraître négliger certaines possibilités ; il fallait que la situation devienne tout à fait nette, et ce que je j’ai fait y a contribué pour sa part. Peut-être y aura-t-il encore un dernier résultat (négatif) à obtenir pour que chacun sache à quoi s’en tenir sans équivoque possible. » Il faisait allusion ici à l’éventuelle mise à l’Index de ses livres. Le 24 novembre 1933, il indiquait à un autre correspondant : « Je n’ai jamais cru à une restauration effective de l’esprit traditionnel en Occident sur la base du Catholicisme ; vous devez bien penser que je ne suis pas si naïf que cela ; mais, pour des raisons qu’il n’est malheureusement pas possible d’expliquer par lettre, il était nécessaire de dire ce que j’ai dit et d’envisager cette possibilité, ne fût-ce que pour établir une situation nette ; et cela a eu pleinement le résultat (négatif) que j’en attendais. »
Maurice Magre
(1877-1941)
Paul Lecour
(1871-1954)
Baron Alexis de Sarachaga
(1840-1918)
Julius Evola en 1940
(1898-1974)
Mircea Eliade
(1907-1986)
Julius Evola à la fin de sa vie
Ésotérisme et politique
Dans son « Introduction », sans fournir aucune référence et sans galéjer, il prétend que « les disciples de la Tradition [sic] voient en Guénon un “pur métaphysicien” qui a retrouvé le chemin de Dieu à travers les paysages foisonnants de l’ésotérisme. » (p. 17) Ce n’est là que l’interprétation romanesque de M. Bisson. Aucun lecteur réellement qualifié de son œuvre, comme ceux qui collaborèrent aux Études traditionnelles, ne l’a jamais qualifié de « pur métaphysicien » – car il n’était pas que cela (30) – ni n’a prétendu évidemment qu’il avait « retrouvé le chemin de Dieu », que ce soit à travers des « paysages foisonnants » ou à travers d’autres plus austères. Prétendre que les contempteurs de son œuvre le désignent comme un « réactionnaire intégral » est également faux puisqu’il n’y en a qu’un seul – M. Daniel Lindenberg – qui l’a qualifié ainsi autrefois et il ne représente pas à lui seul une tendance digne de ce nom, d’autant qu’il semble avoir changé d’avis depuis. Même en l’envisageant comme une simplification, ces deux points de vue ne sont qu’une fiction créée de toute pièce par M. Bisson lui-même pour les besoins de sa démonstration factice. L’œuvre de Guénon n’est ni « une philosophie aux tonalités [sic] métaphysiques » ni « une pensée politique profondément antimoderne » (p. 17). Dans ces conditions, puisqu’elles n’existent pas, ou, si elles existent, ne présentent aucun intérêt, on ne peut certainement pas aller « à rebours de ces deux lectures antagoniques » comme le voudrait M. Bisson.
Prétendre « que la singularité de la pensée guénonienne réside justement dans le lien indissoluble qui se tisse entre la perspective ésotérique et la ligne d’horizon politique » n’a aucun sens. « La perspective ésotérique », comme il le dit, n’est aucunement dépendante de « la ligne d’horizon politique. » Affirmer l’indissolubilité des deux n’est qu’un artifice pour mettre en avant les préoccupations de M. Bisson sur un sujet où elles n’ont pas leur place. Contrairement à ce qu’il affirme, l’ésotérisme véritable et la politique ne forment certainement pas « une boucle dont la logique paraît implacable. » (p. 18) Il prétend qu’il n’y a « pas de possibilité d’éveil spirituel sans une condamnation radicale du monde moderne », comme si une telle condamnation impliquait un quelconque point de vue de politique profane. On peut très bien se contenter d’ignorer tout simplement le monde moderne et ses mouvements politiques, quels qu’ils soient, comme le font beaucoup d’Orientaux depuis longtemps. Ramana Maharshi, Ananda Mayi Mâ ou le Cheikh al-‘Alawî, pour citer quelques exemples bien connus, ne se sont pas préoccupés du monde moderne, de même que l’on peut très bien le condamner sans pour cela avoir un quelconque engagement de politique profane.
Que le monde moderne, avec sa pseudo-civilisation individualiste, agnostique et matérialiste, s’oppose à la véritable spiritualité est une évidence que personne, nous semble-t-il, ne peut aujourd’hui sérieusement contester, de même que personne ne peut contester que ce monde ne se rattache à aucune tradition quelle qu’elle soit. Ce qui explique, bien sûr, pourquoi il s’oppose à la véritable spiritualité. Constater cette situation de manière précise, ainsi que l’a fait Guénon comme personne avant lui, et la condamner n’implique pas que l’on adopte alors obligatoirement et malgré soi un point de vue de politique moderne. Tout au contraire, un tel constat ne peut avoir pour conséquence que de se situer strictement en dehors du monde moderne et du domaine de la politique profane, et c’est bien ce que firent René Guénon et tous ses lecteurs qualifiés.
Si certains se sont réclamés de lui dans le cadre d’une quelconque action politique, ils n’ont fait ainsi que l’aveu de leur incompréhension ou de leur malhonnêteté. Ce qu’on ne peut quand même pas imputer à Guénon lui-même… En février 1936, il avait déjà dit que le domaine de la politique lui étant absolument étranger, il refusait formellement de s’associer à toute conséquence de cet ordre qu’on prétendrait tirer de ses écrits, « dans quelque sens que ce soit, et que par conséquent, à supposer que la chose se produise, il n’en serait assurément pas plus responsable, aux yeux de toute personne de bonne foi et de jugement sain. » Il est d’ailleurs un peu difficile de suivre la logique de M. Bisson puisqu’à la page 252, il reconnaît que « Guénon estime que la Tradition mise en acte signale la disparition du politique », il est vrai que cela ne veut pas non plus dire grand-chose. Ne faisant aucune distinction entre la politique sacrée et la politique profane, alors qu’il n’y a aucune commune mesure entre l’une et l’autre, comme s’il n’y avait pas de solution de continuité entre les deux, M. Bisson relève que l’œuvre de Guénon n’a pas de rapport avec la politique, mais immédiatement après, il déclare le contraire et tente de la rattacher à la politique profane par des biais plus qu’improbables.
Prétendre que la spiritualité, ou l’ésotérisme qui est la source et la partie plus ou moins cachée de celle-ci, est liée de manière indissociable à la politique, reviendrait à dire que spiritualité ou ésotérisme se situent sur le même plan que la politique, ce qui est absurde. Que la politique sacrée ait pu dépendre de la spiritualité ou de l’ésotérisme à certaines époques et en certains lieux est indubitable, comme on le voit notamment avec l’empereur Constantin pour le Christianisme ou Saladin en Islam, ainsi que dans le cas d’un certain nombre d’autres personnages du passé, mais il y a longtemps que ce n’est plus le cas pour la bonne raison que non seulement le monde moderne se situe en dehors de toutes formes traditionnelles, mais qu’il s’oppose également à celles-ci de diverses manières.
On aura compris qu’en voulant mettre ésotérisme et politique sur le même plan, M. Bisson voudrait seulement utiliser le premier au profit du second. Toutefois, ses prémisses étant fausses, le reste l’est aussi et il s’est trouvé bien incapable d’identifier des lecteurs qualifiés de René Guénon qui se seraient engagés dans une quelconque action politique. Il a donc fallu qu’il fasse appel à des auteurs qui se réfèrent occasionnellement à l’enseignement de Guénon sans toutefois le comprendre réellement.
Des auteurs antitraditionnels
Rappelons que Julius Evola, Mircea Eliade et Raymond Abellio n’appartinrent véritablement à aucune forme traditionnelle et ne furent jamais rattachés à aucune organisation initiatique. Ils ne semblent pas d’ailleurs avoir jamais recherché une telle appartenance ni un tel rattachement. Dans ces conditions, qui en disent long sur eux, il est tout à fait fantaisiste de prétendre, par exemple, qu’Evola a fait « de la Tradition le cadre idéal de son engagement politique. » (p. 220) On se demande bien laquelle en l’occurrence. On serait aussi intéressé de savoir comment M. Bisson concilie cette affirmation avec celle qu’il formule un peu plus loin en disant qu’Evola « trahit le sens » [de la Tradition] ? (p. 230)
Alors que l’œuvre de Guénon est disponible en sa totalité, M. Bisson ne comprend-il pas que l’on ne puisse plus guère, aujourd’hui, accorder de l’intérêt et de la considération à de tels auteurs et à leurs œuvres qui sont, elles aussi, définitivement fixées ? Tant qu’ils étaient vivants des changements de leur part étaient possibles, mais ce n’est plus le cas désormais. Déjà qu’une adhésion simplement théorique à l’œuvre de Guénon « ne représente pas grand-chose au fond », comme il le disait lui-même dans une lettre du 31 juillet 1945, que penser de ceux dont même l’adhésion théorique ne fut que partielle, fragmentaire, voire inexistante dans le cas d’Abellio ? Ceux-ci ne donnèrent-ils pas ainsi la preuve qu’ils ne possédaient pas de qualifications intellectuelles et spirituelles ? Ne sait-on toujours pas ce que sont celles-ci et quelle est leur importance ?
Comment pourrait-on les considérer autrement que comme des lecteurs profanes, parmi tant d’autres, de l’œuvre de René Guénon ? Quoiqu’ils aient plus ou moins ouvertement et à des degrés divers puisés dans celle-ci pour leurs propres travaux, ils en furent d’autant moins des lecteurs qualifiés que, tous les trois s’opposèrent nommément à elle sur de nombreux points importants. Ils n’eurent jamais aucun rôle traditionnel – comment l’auraient-ils pu ? –, tout au contraire. Si ces auteurs témoignent de l’influence de l’œuvre de René Guénon, ils témoignent avant tout d’une résistance à cette influence et par conséquent d’une incompréhension. C’est également les cas d’Henry Corbin (31) et de Gilbert Durand (32) qu’il examine à la fin de son livre. Il n’y a donc pas lieu de leur accorder un statut particulier comme il l’a fait. À moins de vouloir consacrer un ouvrage à tous ceux qui n’ont pas compris l’œuvre de Guénon sous prétexte qu’ils ont écrit des livres… (33)
1) Julius Evola
Certes, La tradition hermétique (1931), Masques et visages du spiritualisme (1932), Révolte contre le monde moderne (1934), Le mystère du Graal (1937), Le Yoga tantrique (1949), La métaphysique du sexe (1958) et Chevaucher le tigre (1961) ne sont pas sans aucun intérêt au point de vue documentaire – quoique l’épreuve du temps n’a pas favorisé certains d’entre eux – ou quand ils recoupent le point de vue traditionnel. Malheureusement, comme le disait Guénon, on y retrouve toujours certaines vues plus que contestables.
Pourquoi M. Bisson ne cite-t-il jamais les lettres de Guénon à Evola ? Elles ne sont pas inaccessibles : une partie a été publiée en 2005 en Italie. Est-ce parce qu’il n’y a trouvé aucune pâture pour sa chimère politique ou sa risible métapolitique ? Ou est-ce parce qu’il n’y avait que ruine de celles-ci ? Les deux sans doute. Voici ce que Guénon écrivait à Evola le 25 juillet 1950 : « Ce que je trouve fâcheux aussi, à un autre point de vue, c’est que, dans les publications comme celle-là et les autres auxquelles vous me dites collaborer maintenant, il y a toujours un fort mélange de préoccupations politiques ; vous savez que, pour ma part, je tiens à éviter même l’apparence d’un contact quelconque avec les choses de cet ordre, car, dans les conditions du monde actuel, ce ne peut jamais être qu’au détriment des véritables idées traditionnelles. »
Pourquoi M. Bisson n’a-t-il pas fait référence aux lettres de René Guénon qui expriment ses jugements sur Evola ? On admettra que c’est quand même lui qui était le mieux placé pour juger la compréhension de son œuvre par ce dernier. Il s’avère que l’on a la possibilité de le savoir directement par lui-même. Comment se fait-il alors que ce point aussi évident qu’élémentaire ne soit même pas abordé ? M. Bisson cite parfois les lettres de Guénon à Guido de Giorgio, mais jamais les passages où Evola est mis en cause. Que signifie cette nouvelle omission ? Ces jugements qui sont tous défavorables à Evola, contrariaient-ils trop fortement les présupposés de M. Bisson ? Ne l’auraient-ils pas obligé à abandonner la rédaction de son livre ou du moins l’angle qu’il avait adopté ? Si cette omission est délibérée, ce qui semble être le cas puisque, on l’a vu, c’est un procédé coutumier chez M. Bisson, ce n’est qu’une preuve supplémentaire de son manque de probité. Si elle est involontaire, cela veut dire que la condition élémentaire de recherche et de lecture de la documentation, préalable à toute étude, a été négligée. On ne comprend pas que cela soit admis pour une thèse de doctorat. Même si les auteurs de biographies romancées peuvent palier ce qu’ils ignorent grâce à leur imagination, ils se documentent en général plus sérieusement.
Dans l’espoir que cette question pourra enfin être réglée une bonne fois pour toutes, il nous paraît utile de citer maintenant un nombre important d’extraits de ces lettres. Nous pensons que M. Bisson pourrait également en tirer profit pour son propre cas. Les appréciations de René Guénon, peu flatteuses et qui ne changent pas sur une période de plus de vingt ans, sont sans ambiguïtés : en novembre 1925 et en septembre 1929, il considère qu’Evola ne comprend pas grand-chose de ce qu’il a exposé ; en novembre 1927, il déclare qu’il « n’y a rien à faire avec lui » ; en mars 1930, il se demande « s’il sera jamais possible d’arriver à faire quoi que ce soit de bon avec Evola » ; en novembre 1935, qu’il ne donne pas l’impression d’un bien grand sérieux ; que c’est un plagiaire et un inconscient irresponsable, etc.
a) René Guénon contre Julius Evola
– « Le n° 6 d’“Atanor” m’est arrivé le lendemain même du jour où je vous avais écrit. Comme vous le pensez, je n’ai de réserves à faire qu’au sujet de l’article d’Evola ; mais vous les avez faites vous-mêmes de la façon la meilleure. Quel besoin d’aller compliquer les questions par toutes ces considérations empruntées à la philosophie allemande ? » (19 juin 1924)
– « M. de Giorgio me demande quelle valeur peut avoir la traduction du “Tao” par Evola ; je ne la connais pas, mais, d’après ce que vous m’avez dit, je m’en méfie, puisque l’auteur ne connaît pas la langue. À propos d’Evola, où en est son travail sur le Tantra ? Ce sera sans doute une reproduction plus ou moins arrangée des ouvrages de sir John Woodroffe. » (21 avril 1925)
– « J’ai reçu d’Evola lui-même tout un paquet d’autres revues contenant des articles de lui. Comme, en lui en accusant réception, je lui ai dit que j’aurais bien des réserves à faire sur son point de vue qui me paraît surtout philosophique, il m’a écrit une assez longue lettre, plutôt embrouillée, et dans laquelle il proteste que la forme philosophique dont il se sert n’est pour lui qu’un simple moyen d’exposition qui n’affecte pas sa doctrine même. Je n’en crois rien, et je persiste à penser qu’il est réellement très imbu de philosophie, et spécialement de philosophie allemande. Dans un article publié par la revue “Ultra”, il a fait allusion à moi dans une note, à propos d’“Orient et Occident”, en des termes qui prouvent qu’il n’a pas compris grand-chose à ce que j’ai exposé ; il va même jusqu’à me qualifier de “rationaliste”, ce qui est plutôt ridicule (d’autant qu’il s’agit d’un livre où j’ai expressément affirmé la fausseté du rationalisme !), et ce qui montre bien qu’il est de ceux qui ne peuvent se débarrasser des étiquettes philosophiques et qui éprouvent le besoin de les appliquer à tort et à travers. » (20 novembre 1925)
– « Evola ne manque pas de prétentions, comme vous le voyez ; mais, pour ma part, je persiste à penser qu’il ne comprend pas du tout ce que nous entendons par “intellectualité”, “connaissance”, “contemplation”, etc., et qu’il ne sait même pas faire la distinction entre le point de vue “initiatique” et le point de vue “profane”. » (26 janvier 1926)
– « En tout cas, si vous pouvez avoir quelque influence sur Evola, ce sera très heureux ; je le crois intelligent, mais rempli de préjugés de toutes sortes; je pense d’ailleurs qu’il ambitionne une situation dans l’Université, et cela aussi peut le gêner à bien des points de vue. » (15 août 1927)
– « Malgré tout ce que je savais d’Evola, surtout par vous, j’ai été un peu surpris de son refus d’insérer votre article ; je me demande, dans ces conditions, pourquoi il insiste tant pour que je lui envoie quelque chose, car il doit bien penser que ce que je ferais serait tout aussi traditionnel et, par conséquent, ne le satisferait pas davantage. Je vois bien que décidément il n’y a rien à faire avec lui ; aussi est-ce très volontiers que je vais lui écrire dans le sens que vous me demandez, d’autant plus que cela coupera court (du moins je le pense) à toute nouvelle insistance de sa part et me donnera une raison décisive de ne pas collaborer à sa revue. » (1er novembre 1927)
– « D’abord, Evola m’a écrit deux fois ces temps derniers, et, d’après ce que vous me rapportez, je vois que ce qu’il me dit est à peu près exactement la même chose que ce qu’il vous a écrit à vous-même. Je me demande ce que peut être cette “action” qu’il compte déclencher avec sa revue et son livre, et cela non seulement en Italie, mais aussi dans les pays voisins ; enfin, on verra bien... Il m’a envoyé aussi un article intitulé “Fascismo antifilosofico tradizione mediterranea”, qu’il a fait paraître dans la “Critica Fascista” ; peut-être l’avez-vous vu ; il y a là-dedans des choses assez justes, surtout dans la première partie, mais ensuite son “antichristianisme” reparaît, si bien que la direction de la revue a dû ajouter une note faisant des réserves sur ce point. D’autre part, je ne vois pas très nettement ce qu’il entend par “tradition méditerranéenne”, et je crains que, dans l’idée qu’il s’en fait, il n’y ait une certaine part de fantaisie. Je n’ai pas eu le temps de lui répondre jusqu’ici ; il faudra tout de même que je le fasse un de ces jours. Quant à la question de la collaboration à “Ur”, je pense exactement comme vous, et je ne suis pas plus disposé que vous l’êtes à accepter les limites qu’il prétend nous imposer ; d’ailleurs, comme il voit de la “polémique” dans des choses où mon intention a été tout autre, je ne sais pas trop comment je pourrais faire pour ne pas sortir desdites limites, qui ne correspondent qu’à une appréciation des plus contestables. » (31 décembre 1927)
– « Je suis curieux de savoir ce qu’Evola y dira du livre thibétain ; sans doute y aura-t-il vu encore de la “magie”, puisque, pour lui, tout se ramène à cela. » (4 mai 1928)
– « Dans la même lettre, Evola me demande si j’ai reçu son “Imperialismo Pagano” qu’il avait, paraît-il, dit à l’éditeur de m’envoyer ; je lui ai répondu que je n’avais rien reçu ; je pense donc l’avoir un de ces jours. Quand j’aurai lu ce livre, je pourrai lui faire quelques observations sur ce qu’il a dit de moi ; vous les lui avez déjà faites comme il convenait, et je vous en remercie ; mais cela ne fait rien, car je suis censé ne pas le savoir, et je pourrai les réitérer de mon côté; on verra bien si Evola en tient compte, d’autant plus que, d’après ce qu’il m’a écrit, il a l’intention de donner dans Ur une étude sur mes ouvrages ; je me demande ce que ce sera. En tout cas, en lui répondant, je vous assure que je ne lui ai rien dit de bien compromettant ; après tout ce qui vous est arrivé avec lui, je me méfie beaucoup. »
– « Je vois qu’Evola se propose de revenir dans le prochain n° sur sa “Tradizione mediterranea” ; la conception qu’il s’en fait me semble à la fois bien vague et bien fantaisiste. » (9 juin 1928)
– « Vous avez très bien fait de ne vous engager à rien vis-à-vis d’Evola, qui sûrement voudrait bien que vous lui donniez des articles, quitte à les “arranger” comme il l’a déjà fait ; cette expérience n’est pas bien encourageante... » (8 septembre 1928)
– « Par une lettre de Reghini, reçue quelques jours avant la vôtre, j’étais déjà au courant de ses difficultés avec Evola ; tout cela est bien singulier. Naturellement, il me demande ma collaboration pour la nouvelle revue qu’il projette de faire ; je ne lui ai pas répondu encore ; il va tout de même falloir que je le fasse, mais je tâcherai de ne m’engager à rien pour le moment.
– « La semaine dernière, j’ai reçu le n° 11-12 d’Ur, qui va, pour la nouvelle année, se transformer en Krur ; peut-être l’avez-vous eu aussi. Je n’avais plus rien reçu depuis le n° 6, non plus qu’aucune réponse à la lettre que j’avais écrite à Evola au sujet de son “Imperialismo Pagano”, si bien que je pensais que peut-être il s’était froissé de ce que je lui avais dit. Dans ce n° 11-12, je trouve un extrait de cette lettre reproduit en note dans un article où il est question de la “Crise du Monde moderne”, et qui contient encore les attaques habituelles contre le christianisme, auquel on refuse même le caractère de “tradition” ! » (18 décembre 1928)
– « Les livres tantriques se rattachent en effet directement à la grande tradition hindoue, qui est essentiellement une depuis l’origine, quoi qu’en puisse dire Evola. Ce que vous dites de la façon dont celui-ci, à la suite des orientalistes, envisage ces choses, est tout à fait exact, de même que pour la préoccupation “morale” qui, au fond, est en effet prépondérante chez lui, sans quoi il ne mettrait pas ainsi l’action au-dessus de tout. » (12 janvier 1929)
– « Je ne sais pas plus que vous pourquoi il veut lire ces articles ; il est bien possible que ce soit, comme vous le dites, pour y trouver des idées pour les siens, puisque c’est son habitude de prendre ainsi un peu partout. »
– « Oui, j’ai reçu aussi le premier numéro d’“Ignis” redivivus, et comme vous, je m’étonne un peu de toute cette polémique, à laquelle, bien entendu, j’entends ne me mêler en aucune façon, malgré les allusions aux emprunts qu’Evola m’a faits comme à bien d’autres. Les critiques portant sur ses “plagiats” sont assurément justifiées, puisqu’il reproduit textuellement des passages entiers sans en indiquer la provenance et comme s’ils étaient de lui ; mais je pense qu’il y a chez lui, à cet égard, une véritable inconscience ; vous vous rappelez peut-être ce que je vous ai dit d’un article sur le spiritisme qu’il m’avait envoyé il y a déjà un certain temps. En tout cas, il me semble qu’il y aurait mieux à faire que d’engager des disputes comme celles-là ; mais j’avais toujours prévu que, entre Evola et les autres, cela ne pourrait que mal finir. » (4 mars 1929)
– « J’ai répondu très brièvement à Evola : je ne sais si cette fois il aura compris, mais depuis il ne m’a pas redonné signe de vie ; je crois cependant qu’il est bien difficile à décourager, et ce que vous me disiez de sa nouvelle proposition d’aller avec lui dans les Alpes en est encore la preuve. Je ne suis pas surpris de ce qu’il vous a dit au sujet de mes articles de “Regnabit”, ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché de les citer dernièrement ; il n’a pas dû y comprendre grand-chose. Il se peut en effet qu’il y ait de la mauvaise foi chez lui, mais il y a sûrement aussi de l’inconscience. » (6 septembre 1929)
– « Je suis toujours sans autres nouvelles d’Evola ; je crois que le dernier n° d’“Ur” que j’ai reçu est le n° 8 ; j’ai vu en effet ces histoires d’ascension de montagne, et je me suis demandé ce que cela venait faire là-dedans. » (29 septembre 1929)
– « Evola m’a écrit deux fois en ces derniers temps, et pour une chose plutôt désagréable : il paraît qu’il est décidément en procès avec Reghini, et que celui-ci a sorti une lettre de moi dans laquelle il était question de sa manie de reproduire des phrases et des passages entiers sans en indiquer la provenance ; il paraissait assez mécontent. Je lui ai répondu en tâchant de le calmer et de lui faire comprendre que je ne voulais pas me mêler de cette histoire. » (25 décembre 1929)
– « Je suis désolé de ce qui vous est arrivé au sujet de ce numéro de “La Torre” que vous aviez voulu m’envoyer. J’ai reçu le second numéro avant mon départ de Paris, je l’ai lu un peu rapidement, mais, autant que je m’en souviens, c’est à peu près la même chose que le premier, c’est-à-dire que, en dehors de votre article, il n’y a pas grand’chose. Je me demande s’il sera jamais possible d’arriver à faire quoi que ce soit de bon avec Evola. » (7 mars 1930)
– « Quant à Evola, il m’a écrit de Capri, où il a passé quelque temps après son séjour au Tyrol, puis de Rome à son retour ; et il m’a envoyé, pour que j’en prenne connaissance des épreuves de son nouveau livre, “Rivolta contro il Mondo moderno”, qui doit paraître ces temps-ci. En un sens, c’est tout de même mieux que ce qu’il écrivait autrefois ; mais c’est encore assez “mélangé”, et on y retrouve toujours certaines vues plus que contestables. Du reste, comme vous pouvez le penser, toutes les idées ne sont pas de lui ; je suis cité assez souvent, et vous l’êtes aussi plusieurs fois. D’autre part, il a réussi à faire paraître une édition allemande de son “Imperialismo pagano”, qui, d’après ce qu’il m’a dit, est complètement remanié et très différent de l’édition italienne. » (6 décembre 1933)
– « Ce que vous me dites à propos d’Evola ne donne vraiment pas l’impression d’un bien grand sérieux ; je ne savais pas qu’il était d’origine sicilienne... De ce “Kulturbund” de Vienne, où il doit faire une conférence à la fin du mois, on m’avait écrit pour m’en demander aussi; mais vous pensez si je peux faire un tel voyage pour cela, sans compter que c’est bien peu mon affaire ! » (8 novembre 1935)
– « J’ignorais tout à fait cet article d’Evola dont vous me parlez, mais je ne peux pas dire que cela me surprenne beaucoup après ce qu’il avait déjà écrit sur la montagne ; sûrement, il y a dans tout ce mélange quelque chose qui est pour le moins anormal, mais est-il bien sûr que ce soit réellement conscient ? » (22 mars 1936)
– « Pour en revenir à ces bêtises, imaginez-vous qu’une espèce de toqué a entrepris de dénoncer Evola comme l’inspirateur de la guerre actuelle, et, parce qu’Evola me cite souvent, il en profite pour insinuer que je pourrais bien y être aussi pour quelque chose ; c’est vraiment risible, mais malheureusement les folies de ce genre ne sont jamais complètement inoffensives ! » (22 mars 1936) (34)
– « Je ne savais pas qu’Evola voyageait en aéroplane ; je me demande où il peut être maintenant ; il m’avait dit qu’il resterait à Vienne jusqu’à la fin de mars, mais ensuite il ne m’a plus donné signe de vie. Cette histoire sur la façon dont il fait ses articles donne encore une impression bien peu sérieuse ; oui, quel mélange extraordinaire il y a dans tout cela ! » (6 mai 1936)
– « La lettre que vous avez reçue d’Evola est vraiment assez extraordinaire, tant pour ce qui vous concerne personnellement que pour son intention de se mettre maintenant à étudier la tradition catholique ! Je suis bien de votre avis et n’aime pas beaucoup non plus ce rapprochement, pour bien des raisons ; mais comment faire ? Du reste, on ne peut pas empêcher que lui et d’autres me citent, et d’une façon qui ne répond certainement pas toujours à mes intentions... » (27 juin 1936)
– « Bien entendu, je suis tout à fait de votre avis en ce qui concerne l’erreur d’Evola dont vous me parlez ; cela se rattache chez lui à tout un ensemble d’idées très contestables, qui visent manifestement à affirmer une supériorité de la royauté par rapport au sacerdoce ; il sait d’ailleurs bien ce que j’en pense, mais j’ai l’impression qu’il y a là chez lui un “parti pris” et que rien ne pourra l’amener à renoncer à ce point de vue... » (9 février 1940)
– « J’ai son livre sur le Bouddhisme, “La doctrina del risveglio” [La doctrine de l’Éveil], qui a paru chez Laterza pendant la guerre, et que Rocco m’a envoyé ; je le trouve bien peu satisfaisant, car, dans l’ensemble, cela ressemble beaucoup aux interprétations des orientalistes, et, de plus, le côté “hétérodoxe” de ses idées y est peut-être encore plus accentué que jamais ; au fond, je crois que votre appréciation sur lui n’est malheureusement que trop juste. » (15 novembre 1947)
b) Rejet de l’œuvre d’Evola
Pourquoi M. Bisson dit-il que les « disciples de Guénon », sans jamais préciser qui sont exactement ceux-ci, mais il veut sans doute parler de ses lecteurs qualifiés à des degrés divers, « font tout pour éluder le nom d’Evola » ? (p. 252) Pourquoi feraient-ils tout pour ne pas en parler ? Que signifie cette nouvelle insinuation ? Pour autant que l’on sache à qui il fait allusion, les lecteurs qualifiés de Guénon ne font rien, ils s’abstiennent et s’en détournent, tout simplement. Quand ils en parlent, c’est pour réfuter ses idées. À sa différence, ils ont lu attentivement l’œuvre de René Guénon et c’est la raison pour laquelle ils ne prennent pas en compte celle d’Evola. Elle n’est pas d’esprit traditionnel et ne présente pas d’intérêt pour eux. Ils savent aussi que ce n’est pas pour rien que Guénon s’opposa à la publication de livres d’Evola dans la collection « Tradition » chez Gallimard. Quant à l’engagement politique d’Evola, il ne leur inspire que de la répulsion. Pourquoi M. Bisson fait-il semblant de s’en étonner ? N’est-ce pas lui-même qui précise qu’Evola « trahit le sens » du « système [sic] de la Tradition » ? (p. 230) Contrairement à ce qu’il imagine, les lecteurs qualifiés de Guénon connaissent par eux-mêmes « les ouvrages du penseur italien » et ne cherchent pas « à en minorer la pensée » (p. 220), ils la minorent totalement en connaissance de cause. Elle les afflige.
Les « évoliens », comme semble l’être finalement plus ou moins M. Bisson (35) qui voudrait que les lecteurs de Guénon s’« évolianisent » sans doute, imaginent qu’il y aurait quelques avantages pour eux à ce que des auteurs d’esprit traditionnel mentionnent Evola, c’est-à-dire qu’ils pensent peut-être que cela leur apporterait à la fois une caution intellectuelle et des alliés dont ils ont bien besoin, mais ils se trompent. Ils ont perdu de vue que si Evola doit certaines idées à Guénon, Guénon ne lui doit strictement rien, et si des lecteurs plus ou moins qualifiés de Guénon mentionnent parfois ses livres, c’est toujours pour en montrer les limites et pour les condamner.
Puisque M. Bisson n’a pas connaissance de telles mentions, ce en quoi il montre une fois de plus les lacunes de sa documentation, nous lui signalerons le compte rendu critique de Chevaucher le tigre par Titus Burckhardt et celui du Yoga tantrique dans sa traduction française par M. Charles-André Gilis, parus respectivement en 1962 et en 1972 dans les n° 372-373 et 432-433 des Études Traditionnelles alors sous la direction de Michel Vâlsan. Il y a aussi le texte de Giovanni Ponte, « Evola, o il rinoceronte sull’asfalto », dans les n° 8 et 9 de la Rivista di Studi Tradizionali (1963). Nous le renvoyons également à l’étude, d’une soixantaine de pages, par M. André Lefranc publiée en juin 2006 dans le n° 21 de La Règle d’Abraham sous le titre « Julius Evola contre René Guénon », à celle d’Andreas Brunnen, « L’influence de René Guénon dans les pays de langue allemande », section intitulée : « Un obstacle majeur : Julius Evola », Vers la Tradition, n° 122, déc. 2010-fév. 2011 et de Jean-Michel Bonnefoy, « Evola : auteur traditionnel ? », Vers la Tradition, n° 127, mars-mai 2012. Si M. Bisson veut savoir ce que pensent de l’œuvre d’Evola les « disciples de la Tradition », pour reprendre son expression ridicule, il peut lire ces trois examens doctrinaux détaillés. Il pourra peut-être enfin comprendre qu’il n’y a aucune « boucle à la logique implacable » qui lierait l’ésotérisme à la politique ou à sa prétendue métapolitique. Les lecteurs qualifiés de Guénon n’ont rien à voir avec l’œuvre d’Evola et ils ne veulent pas que l’on associe son nom au sien ni être eux-mêmes associés à lui d’une quelconque manière.
Dès lors, il n’y a pas à s’interroger, en insinuant la possibilité d’une quelconque approbation tacite, « sur le relatif [?] silence de Guénon alors même qu’il a connaissance des positions fascisantes d’Evola. » (p. 252) Une telle insinuation est simplement absurde et malveillante. Comme l’écrivait déjà « Le Sphinx » en 1914 : « On peut être “le très humble serviteur de ce qu’on croit être la vérité” sans éprouver pour cela le besoin de se nommer et de se faire connaître, et sans faire étalage d’“opinions politiques” qu’on peut fort bien se dispenser d’avoir (et qu’alors on n’a pas à “cacher”, puisqu’elles n’existent pas), parce qu’elles n’ont rien de commun avec “les droits de la vérité”. » Il n’y a jamais eu de « positionnement quelque peu équivoque » de sa part : Guénon ne se mêle pas de politique, cela va de soi pour lui. Il refuse de descendre sur ce terrain d’aucune façon. Il l’a déclaré expressément en février 1931 : « Or, et tout ce que nous avons écrit le prouve surabondamment, nous n’avons que la plus parfaite indifférence pour la politique et tout ce qui s’y rattache de près ou de loin, et nous n’exagérons rien en disant que les choses qui ne relèvent pas de l’ordre spirituel ne comptent pas pour nous ; qu’on estime d’ailleurs qu’en cela nous ayons tort ou raison, peu importe, le fait incontestable est que c’est ainsi et non autrement. »
Il n’y a que pour M. Bisson que ce point n’est pas clair. Il dit d’ailleurs une chose et son contraire, c’est-à-dire n’importe quoi : selon lui, « Guénon ne s’est pas un seul instant interrogé sur le caractère traditionnel du fascisme », et à la phrase suivante, toujours sans référence, il écrit que « les rares fois où il a évoqué le sujet, son jugement a toujours été négatif, les régimes qui s’en réclament lui apparaissant comme des surgeons de la modernité. » (p. 251) M. Bisson ne comprend-il même pas ce qu’il écrit ? Si le jugement de Guénon sur le fascisme « a toujours été négatif » – ce qui est le cas, comme pour tout ce qui appartient à la politique profane –, il est logique que son jugement sur l’engagement fasciste d’Evola le fût aussi. On ne comprend d’ailleurs pas pourquoi M. Bisson a entrepris une thèse sur ce sujet et encore moins pourquoi il l’a publiée. La question de la « lecture politique » de l’œuvre de Guénon avait déjà été abordée en détail huit ans plus tôt par M. Xavier Accart dans son livre René Guénon ou le renversement des clartés (Paris-Milan, 2005). Il a traité la question de savoir si l’œuvre de Guénon fut la référence d’un camp politique pendant la guerre et y a répondu par la négative. Pourquoi M. Bisson, qui cite son livre dans sa bibliographie, n’a-t-il soufflé mot de cette étude dans le cours de son livre ?
Si M. Bisson ne comprend pas que le texte « Tradition et traditionalisme », publié pour la première fois en 1936, est la répudiation définitive du fascisme, comme de tous les « mouvements politiques » profanes, qu’ils soient de droite ou non, il doit alors le relire : « Entre toutes les choses plus ou moins incohérentes qui s’agitent et se heurtent présentement, entre tous les “mouvements” extérieurs de quelque genre que ce soit, il n’y a donc nullement, au point de vue traditionnel ou même simplement “traditionaliste”, à “prendre parti”, suivant l’expression employée communément, car ce serait être dupe, et, les mêmes influences s’exerçant en réalité derrière tout cela, ce serait proprement faire leur jeu que de se mêler aux luttes voulues et dirigées invisiblement par elles ; le seul fait de “prendre parti” dans ces conditions constituerait donc déjà en définitive, si inconsciemment que ce fût, une attitude véritablement antitraditionnelle. Nous ne voulons faire ici aucune application particulière, ce qui serait en somme assez peu utile après tout ce que nous avons déjà dit, et d’ailleurs tout à fait hors de propos ; il nous paraît seulement nécessaire, pour couper court aux prétentions de tout faux “traditionalisme”, de préciser que, notamment, aucune tendance politique existant dans l’Europe actuelle ne peut valablement se recommander de l’autorité d’idées ou de doctrines traditionnelles, les principes faisant également défaut partout, bien qu’on n’ait assurément jamais tant parlé de “principes” qu’on le fait aujourd’hui de tous les côtés, appliquant à peu près indistinctement cette désignation à tout ce qui la mérite le moins, et parfois même à ce qui implique au contraire la négation de tout véritable principe. » (C’est nous qui soulignons) Peut-on être plus clair ?
Mircea Eliade
René Guénon fera le compte rendu de trois des ouvrages de Mircea Eliade et de quelques-uns de ses articles. En janvier-février 1946, au sujet d’un article intitulé Metallurgy, Magic and Alchemy, il dira qu’il « n’est guère qu’un recueil de faits de tout genre se rapportant aux sujets indiqués par le titre, et dont il ne se dégage aucune conclusion bien nette. » À propos de remarques sur les origines du folklore, il remarqua qu’il y avait « certaines réflexions qui ne manquent pas de justesse au fond, encore que la façon dont elles sont exprimées ne soit pas à l’abri de tout reproche. » En revanche, ce qui est « véritablement stupéfiant, ajouta-t-il, pour quiconque possède quelques notions traditionnelles, c’est qu’on puisse taxer “d’infantilisme” des légendes telles que celle du “Bois de la Croix” » alors qu’on pouvait y retrouver un symbolisme analogue à celui présent dans la tradition hindoue. Dans une lettre du 2 avril 1939 à Coomaraswamy, à propos de l’article d’Eliade sur le folk-lore, il remarquait qu’« il semblait que tout ce qui est signification symbolique lui échappe ou (mais alors pour quelle raison ?) qu’il ne veuille pas s’en occuper. » En avril-mai 1949, d’un autre article publié dans le troisième volume de Zalmoxis, une revue que dirigeait Eliade, il signalait « l’intérêt de la documentation considérable » tout en notant le caractère incomplet et insuffisant de la conclusion. En juillet-août 1948, au sujet de son article sur « Le problème du chamanisme », il trouvera remarquables certains passages en rapport avec certaines des considérations qui avaient été exposées par A. K. Coomaraswamy et lui-même. En décembre 1948, il sera relativement élogieux pour son ouvrage sur les Techniques du Yoga. Il y verra « beaucoup plus de compréhension que dans la généralité des ouvrages occidentaux consacrés au même sujet », « le souci très louable de ne pas simplifier les choses à l’excès » et d’avoir mentionné çà et là, et notamment dans la conclusion, quelques-unes des idées traditionnelles. Il lui reprochera néanmoins sa « crainte de trop s’écarter de la terminologie communément admise », sa « conception manifestement insuffisante, au point de vue traditionnel, de l’orthodoxie hindoue et de la façon dont elle a pu s’incorporer des doctrines et des pratiques qui lui auraient été primitivement étrangères », et ses « concessions aux théories des ethnologues sur les “cultes de la végétation” et autres choses du même genre. » En décembre 1949, il émettra de nombreuses réserves sur Le Mythe de l’éternel retour et ses « concessions aux préjugés modernes » en considérant que les « réflexions qui appartiennent en propre à M. Eliade » sont les plus contestables.
On voit que le mélange d’idées traditionnelles et modernes donnait un résultat « assez fâcheux », comme le disait Guénon dans une lettre du 26 septembre 1949. On sait néanmoins que s’il le ménageait et tâchait « surtout de faire ressortir ce qu’il y a de bon » dans ses textes, c’est qu’il pensait qu’il était, au fond, d’accord avec les idées traditionnelles et pour l’encourager à aller plus franchement dans ce sens, tout en croyant pourtant qu’Eliade se faisait « bien des illusions » sur les résultats qu’il pourrait obtenir ainsi dans l’Université.
L’étude d’Eliade sur le Yoga, qu’il avait commencé à rédiger lors de son séjour à Calcutta sous la direction du professeur Surendranath Dasgupta et qui fut publiée en 1936, était sans doute le plus intéressant de ses livres au point de vue traditionnel à cette époque. (36) Pour ses autres écrits, on peut en dire la même chose que de ceux d’Evola : ils sont parfois intéressants au point de vue documentaire ou quand ils recoupent le point de vue traditionnel. Toutefois, les quelques idées traditionnelles que l’on peut retenir sur le symbolisme, par exemple, sont mêlées à trop de remarques contestables, c’est-à-dire à trop d’erreurs, pour que ses livres méritent d’être admis comme une contribution significative à l’exposition des doctrines traditionnelles en Occident.
Le cas individuel de Mircea Eliade au point de vue traditionnel n’est pas très difficile à cerner. Il suffit de lire le tome I de ses Mémoires pour savoir qu’il a renoncé très tôt, à vingt-trois ans, en 1931, à la vie traditionnelle et spirituelle au profit d’activités seulement culturelles, comme il le dit lui-même, et d’une carrière professionnelle dans le domaine universitaire. Il n’a jamais renié cette décision et il l’a même légitimée sans regret dans Les promesses de l’équinoxe publié en 1980 : « Ce n’est pas de mener la vie d’un Bengali d’adoption, ou celle d’un ermite himalayen, qui m’aurait permis de déployer les virtualités avec lesquelles j’étais venu au monde. […] C’est au terme de mon activité culturelle que j’acquerrais le droit de me retirer définitivement dans l’Himalaya, et non au début. […] C’était dans la culture et non dans la sainteté que résidait ma vocation. » (p. 281). (C’est nous qui soulignons ; le mot sainteté est en italiques dans le texte.) Autrement dit, c’était faire le choix du modernisme contre celui de la tradition. Il y avait là quelque chose de tout à fait incroyable puisque c’était choisir l’illusion, sinon le néant, contre la réalité. C’était la preuve que la mentalité moderne avait sur lui une très forte emprise, ce que démontrent évidemment ses errements politiques ultérieurs. Pourtant, dès 1933, dans « Connaissance initiatique et “culture” profane », Guénon avait averti du « danger de se laisser prendre à l’apparence trompeuse d’une prétendue “intellectualité” qui n’a absolument rien à voir avec l’intellectualité pure et véritable » et contre celui d’y consacrer toute son activité au détriment d’une connaissance supérieure. (37)
On ne voit pas comment une existence consacrée à la « culture », c’est-à-dire à un domaine où rien de réel ni de durable ne peut être accompli, pourrait finalement conduire à une vie spirituelle, que ce soit dans l’Himalaya ou ailleurs. De fait, quatorze ans plus tard, le 1er novembre 1945, dans les Fragments de son Journal (Paris, 1973), Eliade reconnaissait sans aucune inquiétude : « …J’ai perdu moi-même tout ce que j’avais appris dans l’Himalaya. » On sait qu’il gaspilla ensuite toutes ses forces dans une vaine érudition hétéroclite et demeura, en moderne qu’il était, jusqu’à la fin de ses jours, en 1986, en dehors de toute forme traditionnelle. Bien qu’il cite les ouvrages d’Eliade dans sa bibliographie, M. Bisson est passé à côté de ce point extraordinaire. Ce qui n’est toutefois guère surprenant au regard de son incompréhension totale de ce qu’est la spiritualité véritable et ses enjeux.
On le sait, Eliade avait voulu faire croire, un moment, à René Guénon et à Michel Vâlsan que ses travaux participaient d’une « stratégie d’entrisme » dans le monde universitaire. Sans se faire d’illusions, mais avec bienveillance, ils lui ont laissé le bénéfice du doute. Il est rapidement devenu évident que ce n’était qu’une déclaration trompeuse. Une lettre de Michel Vâlsan à Vasile Lovinescu du 12 mai 1957, en témoigne : « Il [Eliade] utilise beaucoup Guénon, sans jamais le citer. En 1948, je l’ai rencontré et nous avons discuté chez moi de ses convictions et de ses travaux. Il m’a affirmé qu’il était d’accord avec Guénon sur tous les points, mais que sa position et ses projets universitaires l’empêchaient de le reconnaître ouvertement. J’ai communiqué cela à Guénon qui, dans les premiers comptes rendus sur ses premiers livres, tint compte de ce que je lui avais dit. Eliade me disait qu’il pensait user d’une politique du “Cheval de Troie” : une fois bien installé dans le monde scientifique, et après avoir accumulé les preuves “scientifiques” des doctrines traditionnelles, il manifesterait enfin au grand jour la vérité traditionnelle. Je crois qu’il se vantait ; c’est un pusillanime ou un trop prudent. Il a malheureusement rencontré des théologiens hostiles à Guénon [38] et depuis il doit être beaucoup moins enthousiaste, s’il l’a jamais été... Il y a deux ans, je l’ai rencontré dans la rue et je lui ai dit qu’il était “en retard sur ses projets”, alors il m’annonça qu’il allait publier quelque chose ; en tout cas, il n’a jamais cité le nom de Guénon, ni en bien ni en mal, mais certaines de ses allusions aux “traditionalistes” m’ont fait une impression déplorable. » (39)
À vrai dire, Eliade n’a jamais eu l’intention d’introduire le point de vue traditionnel dans le monde universitaire. Il n’était pas au service de l’œuvre de Guénon, il s’est servi d’elle en la déformant et en y puisant une certaine thématique pour ses propres livres. Il ne faut pas négliger le fait qu’une adhésion à l’esprit traditionnel, loin de lui offrir les possibilités professionnelles dont il avait grand besoin (il parle du « spectre de la misère » dans son Journal), lui aurait fermé toutes les portes sous ce rapport. En outre, il semblait avoir en aversion les lecteurs qualifiés de Guénon. (40) Il devait sans doute craindre que l’on signale publiquement de ce côté, dans les Études Traditionnelles notamment, ce qu’il devait à son œuvre. Un extrait de son Journal du 2 août 1946 atteste que cette détestation plus ou moins cachée s’étendait jusqu’à Michel Vâlsan et Vasile Lovinescu, détestation qui allait jusqu’à certains aspects traditionnels de leur apparence physique (comme le premier imbécile venu, il se moquait de la barbe de Michel Vâlsan). Pour lui, ses compatriotes pensaient « par l’intermédiaire d’une tradition », ce qui voulait dire pour Eliade « qu’ils ne pensent pas du tout, mais qu’ils ne font que se rapporter au dernier article de Guénon. » On a ici une illustration éloquente du résultat de l’individualisme moderne prôné par tant d’esprits prétendument indépendants. Le spectacle du monde moderne, où tant se sont abandonnés aux divagations de leur mental, ne semblait pas l’avoir instruit. Il voulait « penser », lui aussi, comme tous les modernes, en se coupant des ressources intellectuelles infinies offertes par les doctrines traditionnelles. On a vu ce que cela a donné.
On peut sans doute aussi expliquer son mépris par l’infatuation qu’engendre souvent la « culture » et par son individualisme qui ne pouvait s’accorder au partage de l’enseignement de Guénon avec d’autres. D’autant que la supériorité intellectuelle de Michel Vâlsan et de Vasile Lovinescu – qu’il devait sans doute assez mal accepter, comme aussi la tradition islamique à laquelle ils appartenaient –, ne lui aurait pas permis d’occuper la place prééminente à laquelle il aspirait. Comme les questions financières, la volonté de domination, dans tous les domaines, explique souvent bien des choses. Toutefois, s’il les haïssait secrètement, c’est sans doute surtout parce que ceux-ci ne pouvaient que lui rappeler, par leur simple existence, le choix mondain qu’il avait fait au détriment de sa vie spirituelle.
Raymond Abellio
Sous un titre quelque peu ronflant, « Une métapolitique antimoderne », M. Bisson évoque ensuite Raymond Abellio (Georges Soulès) et Louis Pauwels. On se demande bien la raison de leur présence dans un livre consacré à René Guénon. D’autant que ni l’un ni l’autre ne furent même des « antimodernes », tout au contraire. Abellio, à la mentalité toujours encombrée par le marxisme et la philosophie moderne, poursuivait l’étrange chimère de réunir ce qu’il pouvait saisir de la science moderne et l’idée déformée qu’il se faisait de quelques données traditionnelles, qu’il confondait parfois avec la « parapsychologie. » (41) Il ne comprit jamais bien l’œuvre de Guénon, ni même la nécessité d’une initiation, et lui voua...
Stanislas Ibranoff
Cet article n’est plus en libre accès.
Il est contenu dans l'édition imprimée du numéro 2
et du Recueil annuel 2016 des Cahiers de l'Unité
Guido De Giorgio
(1890-1957)
Michel Vâlsan
(1907-1974)
Vasile Lovinescu
(1905-1984)
Raymond Abellio
(1907-1986)
Raymond Abellio et Jean Parvulesco (1929-2010)
dans les années 80.
Les activités de cet ami d’Abellio
correspondaient exactement
aux manifestations « pseudo-initiatiques »
dont il est question au chapitre XXXVI
du Règne de la Quantité.
Pour citer cet article :
Stanislas Ibranoff, « Étude critique du livre : René Guénon. Une politique de l'esprit par David Bisson », Cahiers de l’Unité, n° 2, avril-mai-juin, 2016 (en ligne).
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juillet-août-sept. 2024