Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
ÉDITORIAL René Guénon
Les quatre évangélistes
Évangéliaire carolingien, IXe s.
Frère Ulmann, Le Livre de la Sainte Trinité
(Buch der heiligen Dreifaltigkeit)
Frère Ulmann, Le Livre de la Sainte Trinité
(Buch der heiligen Dreifaltigkeit)
Les rouleaux alchimiques de Georges Ripley (au nombre d’une vingtaine) contiennent une série de poèmes en anglais moderne appartenant au corpus anonyme des Versets sur l’Élixir (Verses upon the Elixir) composés vers le milieu du XVe siècle. Ils sont légèrement antérieurs au Compound of Alchemy de George Ripley et à l’Ordinal of Alchemy de Thomas Norton.
Première édition de la Précieuse perle nouvelle de Petrus Bonus, écrite en 1330, éditée par Janus Lacinius, qui a ajouté des extraits des plus fameux alchimistes médiévaux : Arnauld de Villanova, Ramon Lull, Rhazès, Michael Scott. « Lacinius fit illustrer le traité de gravures sur bois montrant des diagrammes, mais aussi de quatorze allégories retraçant le processus alchimique ». (Jacques Van Lennep, Alchimie. Contribution à l’histoire de l’art alchimique, Bruxelles, 1984)
Diagramme de la science de la Balance par Jaldakî, Anwâr al-bayân wa asrâr al-burhân fî fahm awzân ʻilm al-mîzân.
Hermetischer Probier Stein... (1647)
par Oswald Croll (~1560-1609)
Page de titre par Jan Sadeler avec les portraits d’Hermès Trismégiste, Morien, Raymond Lulle, Geber, Roger Bacon et Paracelse. Oswald Croll était professeur de médecine et d’alchimie à l’Université de Marburg en Allemagne. Distinguant chimie et alchimie, il publia un volume en 1609 contenant deux livres Basilica Chymica et De Signatura Rerum avec une longue préface dans laquelle il expose la doctrine de Paracelse.
Panneau du polyptique de la Révélation,
Jacobello Alberegno, XIVe s.
Gallerie dell’Accademia, Venise.
Rouleau alchimique de Georges Ripley
Zadith ben Hamuel (= Ibn ‘Umayl),
De Chemia Senioris, 1560
Enluminure de l’Aurora Consurgens,
ouvrage attribué par Roberto Revello
à saint Thomas d’Aquin, qui reproduit
la vision d’Ibn ‘Umayl.
Joannes Pantheus [Giovanni Pantheo],
Voarchadumia contra alchimiam, ars distincta ab alchimia et sophia,Venise, 1530.
Exemplaire de l’alchimiste anglais John Dee et annoté par lui. Si Giovanni Pico della Mirandola a été désigné comme le Père de la Cabale chrétienne, le prêtre vénitien Giovanni Agostino Panteo l’a été comme Père de l’Alchimie kabbalistique ou Cabale Chymique. Il semble être un des premiers auteurs chrétiens à avoir effectué une combinaison d’alchimie et de Kabbale dans une « Cabale des métaux » (Cabala metallorum). Cf. H. Norrgrén, « Interpretation and the Hieroglyphic Monad: John Dee’s Reading of Pantheus’ Voarchadumia », Ambix n° 52, 2005 ; Paul Ferguson, Voarchadumia (As Opposed to Alchemy) an Art Distinct from both Alchemy and Wisdom, with Workshop Recipes, Formulae, Calculations and Illustrations, Glasgow, 2010.
Page manuscrite du Kitâb Nihâyat at-talab
Ce traité de l’alchimiste égyptien Jaldakî (mort en 1342 au Caire) est un long commentaire (sharh) du Kitâb al-Muktasab fî zirâ‘at al-dhahab (Le livre des connaissances acquises concernant la culture de l’or) d’al-‘Iraqî as-Sîmâwî. Une édition du texte arabe du Kitâb al-Muktasab a été publiée pour la première fois à Paris en 1923, avec une traduction et une introduction, par l’historien des sciences anglais Eric John Holmyard.
Origine et constitution du Christianisme
Tous les historiens sont d’accord pour dire que les origines chrétiennes en général sont mal connues et même particulièrement obscures sur certains points (1). Entre l’apologétique chrétienne strictement exotérique et l’exégèse historico-critique des modernes, une tierce position qui prend en compte non seulement leur double apport en tant qu’il peut l’être (2), mais aussi celui des autres formes traditionnelles à ce sujet, nous paraît être la seule en mesure de proposer une perpective à même d’apporter de nouveaux éclaircissements. Bien entendu, l’encyclique Divino afflante Spiritu (1943), qui a permis d’étudier librement le texte biblique tant que les dogmes ne sont pas remis en question, a ouvert la porte à une recherche catholique qui ne néglige plus l’approche historique et critique (3). En ce sens, elle semble correspondre à cette tierce position à laquelle nous faisons allusion.
Toutefois, ce n’est pas le cas. En effet, s’il est des points qui peuvent être compris à la fois historiquement et selon la foi chrétienne, c’est-à-dire exotériquement, il en est d’autres qui ne peuvent être compris qu’ésotériquement, au sens « technique » donné à ce terme par René Guénon (4) : « Pour ce qui est de la doctrine proprement dite, s’il est des vérités qui peuvent être comprises à la fois exotériquement et ésotériquement, suivant des sens se rapportant à des degrés différents de réalité, il en est d’autres qui, relevant exclusivement de l’ésotérisme et n’ayant aucune correspondance en dehors de celui-ci, deviennent, comme nous l’avons déjà dit, entièrement incompréhensibles quand on essaie de les transporter dans le domaine exotérique » (5). Contrairement à l’opinion de ceux qui ne savent pas ce que ce terme d’« ésotérisme » désigne réellement et qui l’assimilent sottement au « gnosticisme » – pons asinorum de tous les semi-lettrés catholiques –, il va de soi que cette compréhension ésotérique du Christianisme originel ne peut mettre en cause ni la foi catholique ni les dogmes de l’Église, tout au contraire.
Malgré l’énorme bibliographie des travaux sur les débuts du Christianisme, qu’elle soit chrétienne ou moderne et historico-critique, certains éléments dans la formation de la tradition chrétienne restent contradictoires et énigmatiques. Ils semblent rendre inextricable une perception exacte de celle-ci, y compris au point de vue ésotérique authentique, du moins en apparence et jusqu’ici. Même si la plupart des interventions du côté des lecteurs qualifiés de l’œuvre de Guénon ne furent pas publiques, on sait sans doute que cette question de la constitution du Christianisme fut longuement et âprement débattue entre eux, et avec Guénon lui-même à la fin des années 1940 et au début des années 1950. On en trouvera un aperçu, avec quelques documents inédits importants, dans l’article de M. Gabriel Giraud que nous sommes heureux de publier aujourd’hui.
La complexité des origines du Christianisme et les implications que certains ont voulu en déduire, voire aussi parfois l’hostilité apriorique de certains milieux catholiques, ont fait que bien peu des lecteurs de Guénon se sont attachés ultérieurement à en traiter (6). La reprise du problème par M. Giraud ne peut donc que susciter la plus vive attention. Les éclaicissements qu’apportent son texte, et les premières réponses qu’il propose à plusieurs questions restées pendantes jusqu’ici ne devraient pas manquer de retenir l’intérêt de nos lecteurs. Nous souhaitons que cette première initiative amène, de manière constructive, à de futurs développements et à de nouvelles précisions sur la question.
Jacob Bœhme
À propos de Christianisme, et comme cet article avait été mentionné dans un précédent numéro (7), nous avons pensé qu’il pouvait être utile de rééditer le texte de présentation des épîtres théosophiques de Jacob Bœhme par Yves Millet, ainsi que sa traduction. Ce qui montrera, entre autre choses et s’il en était nécessaire, que rien de ce qui est ésotérique et initiatique n’est étranger aux lecteurs qualifiés de René Guénon, contrairement à ce que feu Antoine Faivre avait bien tort de prétendre (8).
L’herméneutique alchimique
On aura également l’avantage de lire la suite de l’interprétation alchimique de La Divine Comédie par M. Erwan Balcus. À propos de la pertinence d’une telle herméneutique, il nous semble utile au préalable de revenir au texte d’une conférence, datant de 1992, de M. Didier Kahn, directeur de recherche au CNRS, qui est considéré comme un spécialiste universitaire de l’alchimie. Il a fait remarquer que « l’alchimie ne fut jamais considérée comme hérétique, ni condamnée comme telle. Si elle fut parfois interdite, c’était essentiellement dans le cadre de la répression des faux-monnayeurs [9]. Il n’y avait donc aucune raison de dissimuler dans un texte, au prix de savantes stratégies, des doctrines alchimiques. Enfin, l’on ne connaît pas d’exemple d’un texte d’alchimie qui se cache de l’être ; au contraire les innombrables textes d’alchimie ont toujours circulé librement, en manuscrits d’abord, en imprimés ensuite » (10). À l’en croire, il n’y aurait donc de doctrines alchimiques que dans les livres expressément alchimiques.
Pour ne pas être victime de cette fausse évidence, M. Kahn aurait été avisé de relever en même temps que les doctrines alchimiques sont cependant exposées de manière voilée et énigmatique dans les ouvrages ouvertement alchimiques. Si les livres d’alchimie circulèrent librement, ce ne fut pas le cas de la signification véritable de leur contenu, toujours crypté pour en dissimuler les secrets, et c’est sans doute le motif de leur libre diffusion : ils n’étaient guère compréhensibles par le commun. Cette notion de « secretr» est d’ailleurs une des caractéristiques notoires de l’alchimie. Dans son De Alchemiae difficultatibus, Theobald de Hoghelande disait de l’alchimiste qu’il doit être « tenace au secret » (secreti tenax sit). C’est le secret dont l’alchimie s’entourait qui explique la position marginale qu’elle occupa extérieurement dans la société médiévale en Occident, et pourquoi elle ne fut jamais intégrée au savoir universitaire, et non pas son prétendu caractère insuffisamment « scientifique ». Il y a donc bien de « savantes stratégies », et même de très savantes, comme les montre Hoghelande, qui cachent le sens réel de ses doctrines. Dire sans dire, c’est ce que Jacques Gohory appelait « chifres de parolles » (11). Tous les sages, occidentaux et orientaux, qui ont traité de l’alchimie l’ont fait à mots couverts. L’alchimie est aussi un art du discours clair-obscur. Il n’y a que les livres d’alchimie qui conjuguent parfaitement le terme « hermétique » aux sens propre et figuré.
Ainsi nous ne suivrons pas M. Kahn quand, prenant la forme pour le fond, il conclut ensuite qu’« un texte alchimique ne se reconnaît donc pas à l’issue d’un savant et complexe décryptage de termes et de symboles “initiatiques” visant à un camouflage radical de la nature même du texte, camouflage dont rien dans l’histoire de l’alchimie n’a jamais montré ni la présence ni la nécessité » (12). Sachant que la plupart des livres d’alchimie usent au contraire et précisément d’« un camouflage radical » de leur véritable sens, nécessitant « un savant et complexe décryptage de termes et de symboles » pour y accéder (13), tout laisse à penser que s’il y a des ouvrages alchimiques dans la forme et le fond, il peut bien y avoir aussi des ouvrages qui sont alchimiques seulement dans le fond et non dans la forme immédiatement apparente...
Ce singulier malentendu dans la conférence de M. Kahn entraîne chez lui une complète erreur de raisonnement qui, cette fois-ci, va contre de véritables évidences. L’origine de cet égarement vient sans doute de sa définition inexacte de l’alchimie. En effet, elle est vue par lui à la manière scientiste moderne comme une pratique technicienne et empirique, définition qui provient elle-même – dans la lignée de Marcellin Berthelot, Julius Ruska ou A.-J. Festugière – de celle tout aussi erronée, et très naïve il faut bien le dire, du directeur du Centre d’histoire des sciences et des techniques de l’Université de Liège, M. Robert Halleux, auteur notamment des Textes alchimiques (Brépols, 1979) (14). À la suite de M. Halleux donc, M. Kahn voit d’abord dans l’alchimie « une pratique visant à perfectionner les métaux », ensuite une « théorie transmutatoire », et enfin des «aspéculations d’ordre philosophique ou mystique ». C’est là une complète inversion des choses, elles-mêmes envisagées de façon réductrice en raison de présupposés idéologiques, et exprimée de manière outrageusement simpliste. En définitive, c’est toujours cette idée enfantine selon laquelle l’alchimie n’est qu’une forme primitive de la chimie moderne. Notre érudit spécialiste n’ayant donc jamais compris ce qu’est véritablement l’alchimie quand elle se présente comme telle, il y avait peu de chance pour qu’il puisse la discerner ailleurs sous d’autres atours... C’est un bel exemple de ce que disait Guénon : « l’érudition est une chose, le savoir réel en est une autre, et, s’ils ne sont pas toujours incompatibles, ils ne sont point nécessairement solidaires ».
M. Kahn réfute ainsi, en minimisant abusivement tout ce qui contredit sa thèse, la présence d’un fond alchimique à des textes littéraires médiévaux, mais ce n’est encore là que la même erreur qui est de confondre un texte alchimique proprement dit et la lecture alchimique d’un texte. C’est pourtant un type de lecture qui a pour lui une filiation ancienne et continue. Il remonte au moins au IIe siècle selon la datation des fragments de manuscrits écrits en syriaque qui prétendent que Homère « se mit à expliquer l’art divin [i.e. l’alchimie] » (15). On le trouve également à l’époque byzantine, comme en témoigne notamment l’interprétation alchimique de « la Toison d’or » par Jean d’Antioche. Il y a encore la lecture alchimique d’Albert le Grand avec l’histoire de Pyrrha et Deucalion. Au XIVe siècle, Petrus Bonus, dans sa Pretiosa margarita novella, invite à étudier les livres d’Homère, de Virgile et d’Ovide avec un mental vigilant (mente vigili) en les tournant et les retournant de toutes les manières imaginables (imaginabiliter volvere et revolvere), jour et nuit, pour en découvrir le sens alchimique (16). Au XVIe siècle, l’Auriloquio de Vincenzo Percolla offre l’explication alchimique de plusieurs centaines de mythes grecs et romains, et ne parlons pas de Pernety, au XVIIIe siècle, qui publie ses célèbres Fables égyptiennes et grecques dévoilées et réduite au même principe (17). Jâbir, l’alchimiste arabe affirme, quant à lui, avoir rédigé un commentaire alchimique de la Torah, de l’Évangile et des Psaumes dans son Kitâb al-mawâzîn as-saghîr (18). M. Kahn a d’ailleurs lui-même consacré une étude à l’interprétation alchimique de la Genèse par Joseph Du Chesne, sans y voir de contradiction avec son étrange théorie (19).
La philologie contre l’alchimie universelle
En 2004, ce directeur de recherche au CNRS a néanmoins persisté dans son erreur en s’enfermant dans une formule binaire : « Il y a de l’alchimie partout où elle se voit, et sans ambiguïté. Ailleurs, il n’y en a pas » (20). Il a tout de même fini par admettre qu’« il est toujours loisible de proposer une lecture alchimique d’un texte littéraire [ici, pour se moquer, une remarque caricaturale gratuite]. Mais, ajoute-t-il, on ne saurait prétendre sans preuves – et ces preuves doivent être de nature philologique – que tel ou tel passage est alchimique, car ce ne serait plus là de l’interprétation – exercice qui n’engage que son auteur –, mais de la surinterprétation, sollicitant ou forçant le sens du texte ». Pour lui, ces preuves de nature philologique sont la présence d’un vocabulaire spécifiquement alchimique (soufre, mercure, borax, etc., c’est-à-dire « le vocabulaire de l’ancienne chimier»). On ne voit pourtant pas la présence de « soufre », de « borax » ou de « mercurer», ni d’un quelconque « lion vert », de « salamandre » ou d’« aqua permanens », dans le texte de la Genèse. Ce qui n’a pas empêché Joseph Du Chesne d’en faire une lecture alchimique à laquelle M. Kahn n’a rien trouvé à redire dans son article sur la «rGénéalogie de l’alchimie et interprétation alchimique de la Bible au XIVe siècle : Qui fuerint primi inventores hujus artis ». (Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, vol. 84, 2017) Nous ne nous chargerons pas d’expliquer ces incohérences.
Si l’on peut voir de l’alchimie dans la Genèse, pourquoi ne pourrait-on pas la voir dans des textes qui ne se présentent pas comme des textes alchimiques ? On le peut tout à fait comme en témoigne notamment l’alchimiste marocain d’origine andalouse Ibn Arfa‘ Ra’s dans sa Résolution des obscurités des Éclats (Hall mushkilât ash-Shudhûr), commentaire explicatif de son propre diwân énigmatique intitulé Éclats d’or (Shudhûr ad-dhahab), en montrant qu’il consiste en réalité en une lecture alchimique du Coran. S’inscrivant radicalement en faux contre la formule de M. Kahn, il déclare dans son tafsîr que dans la mesure où la Loi révélée (sharî‘a) et la nature (tabî‘a) sont toutes deux expressions de la Sagesse divine qui sous-tend et imprègne la création de Dieu, elles « ne diffèrent pas l’une de l’autre ». Par conséquent, le Coran est, et par là même, une fenêtre sur les « secrets (asrâr) de la nature », qui incluent ceux de l’alchimie (21). Inutile de préciser qu’il n’y a pas plus de « borax » et de « lion vert » dans le Coran que dans la Bible, du moins selon la philologie…
On admettra donc que les auteurs que critique sévèrement M. Kahn pour avoir tenté de donner une lecture alchimique de textes non alchimiques en apparence, et en ce qui les concerne appartenant au cycle du Graal (Charles Méla, Paulette Duval, Henry et Renée Kahane (22), etc.), ont pour eux non seulement de nombreux et honorables devanciers, eux-mêmes alchimistes, mais aussi la validité traditionnelle du principe de cette herméneutique, à savoir que toute la manifestation peut être envisagée d’un point de vue alchimique. Sans nous prononcer sur la valeur des travaux de ces auteurs, il apparaît toutefois que la moindre des choses aurait été, dès lors que l’on prétend suivre une méthode rigoureuse, de tenir compte du caractère établi depuis longtemps d’une telle lecture. Le principe qui la fonde et ses antécédents historiques ne permettent pas de la mettre en cause. Bien entendu, on ne confondra pas la légitimité de ce type de glose avec les résultats qu’elle peut produire chez certains. Il va sans dire que l’on se gardera du procédé irrecevable intellectuellement (et moralement) qui consiste à amalgamer les interprétations alchimiques déficientes, anti-traditionnelles et celles qui sont fantaisistes, avec celles qui ne le sont pas, à seule fin de jeter le discrédit sur ce genre d’exégèse ou sur l’ensemble des travaux qui se sont attachés à la mettre en œuvre.
M. Kahn n’a pas compris que l’alchimie s’inscrit dans un ensemble plus vaste qui est celui de l’hermétisme. Rappelons que l’hermétisme est « une tradition d’origine égyptienne, revêtue par la suite d’une forme hellénisée, sans doute à l’époque alexandrine, et transmise sous cette forme, au moyen-âge, à la fois au monde islamique et au monde chrétien, et au second en grande partie par l’intermédiaire du premier, comme le prouvent les nombreux termes arabes ou arabisés adoptés par les hermétistes européen » (23).
Sans doute pris d’un vertige déconstructionniste, M. Kahn rejette même le lien historique entre l’alchimie et l’hermétisme. D’après lui, « on ne saurait confondre en une ténébreuse et profonde unité les doctrines du Corpus Hermeticum et alchimie » (24). Il ne s’agit pas de confondre, mais de constater la filiation qui existe entre les différentes formes revêtues par l’alchimie avec les Hermetica. Claude Gagnon a rappelé que « ce corpus, on le sait, sera l’une des racines principales de l’alchimie occidentale » (25). Nous invitons M. Kahn à relire l’ouvrage de Julius Ruska : Tabula Smaragdina, ein beitrag zur geschichte der hermetischen literarur (Heidelberg, 1926), et éventuellement à le réfuter s’il entend assumer sérieusement sa position (26). Nous savons que la cancel culture est à la mode, mais plutôt que de bannir l’hermétisme, qui ne se résume certes pas au contenu de ce que l’on peut connaître actuellement du Corpus Hermeticum, ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur la permanence et le rôle éminent de la figure d’Hermès dans l’alchimie chrétienne du moyen âge et dans celle de l’Islam, bien qu’il ne soit mentionné ni dans l’Ancien et le Nouveau Testament ni dans le Coran et les hadîths ? Pourquoi cette mention constante d’Hermès dans l’alchimie médiévale alors qu’il a été condamné explicitement et nommément par saint Augustin ? (27) Et pourquoi des auteurs musulmans écrivant dès le début de l’Hégire, mais aussi après, attribuent leurs traités alchimiques à Hermès ? (28)
La Pierre des Philosophes
En même temps qu’elle s’appuie sur des bases strictement traditionnelles, il est notoire que la doctrine ésotérique de Dante s’enveloppe d’un voile assez difficilement pénétrable (29). On sait depuis Guénon que la nature de cette doctrine présentait des caractères qui permettent de la faire rentrer dans ce qu’on appelle assez généralement l’hermétisme. L’alchimie, que Jaldakî et Arnaud de Villeneuve présentent comme «rla sœur de la prophétie », est la « technique » de l’hermétisme (30). L’alchimie n’est donc qu’une de ses applications susceptibles de s’effectuer dans les domaines spirituel, psychique et sensible. Ce qui est un des sens de la triple grandeur d’Hermès (le Trismégiste).
La véritable alchimie est proprement d’ordre psychique dans son application la plus immédiate, et d’ordre spirituel quand on la transpose dans son sens supérieur. C’est ce qui en fait toute sa valeur au point de vue initiatique. Ainsi que l’a montré M. Balcus, c’est Dante lui-même qui est la « Pierre des Philosophes », et sa traversée correspond aux opérations hermétiques de sa réalisation. Il n’y a pas de dualité véritable : l’alchimiste est la Pierre. On se souvient d’ailleurs que le Cheikh al-Akbar – « le plus grand des Maîtresr» dans le Soufisme –, a été qualifié d’un nom alchimique : le « Soufre Rouge » (Kibrît al ahmar), c’est-à-dire la « Pierre Philosophale » (al-Iksîr). Du côté chrétien, dans le Tractatus parabolicus, Arnaud de Villeneuve donne à voir la Passion du Mercure à travers celle du Christ, et Jean de Roquetaillade identifiera le Fils de l’homme « exalté en croixr» avec la pierre « crucifiée » dans l’athanor avant de renaître plus éclatante (31). C’est aussi ce qui explique le rôle de l’alchimie dans les écrits de Bœhme, ainsi que chez les rosicruciens allemands des XVIe et XVIIe siècles (32).
L’hermétisme dans son application alchimique offre une méthode symbolique d’herméneutique de la réalisation initiatique, c’est pourquoi les œuvres à caractère spirituel peuvent être lues à sa lumière. L’herméneutique (herménéïa) n’est-elle pas d’ailleurs l’art d’Hermès (Hermès herméneus selon Platon et Hécatée d’Abdère) ? Ce qui légitime sans conteste le principe d’une interprétation alchimique de La Divine Comédie. D’autres l’avaient déjà perçu : Mme Catherine Guimbard, par exemple, avait montré que les trois cantiche correspondaient aux trois phases du Magistère : « le récit de ce voyage dans l’au-delà est un habillage métaphorique destiné à manifester la transmutation de l’homme en suivant les étapes d’un processus qui s’apparente au Grand Œuvre : Œuvre au noir : l’Enfer, Œuvre au blanc, le Purgatoire, Œuvre au rouge, le Paradis » (33).
Julien Arland
Directeur littéraire
1. Cf. Gilles Dorival, « Les débuts du christianisme à Alexandrie », Cahiers de la Villa Kérylos, n° 9, 1999. Guénon parlait déjà de « l’obscurité presque impénétrable qui entoure tout ce qui se rapporte aux origines et aux premiers temps du Christianisme, obscurité telle que, si l’on réfléchit bien, elle paraît ne pas pouvoir être simplement accidentelle et avoir été expressément voulue ». (« Christianisme et Initiation », Études Traditionnelles, sept.-déc. 1949)
2. C’est-à-dire dans une certaine mesure : il est évident que l’on ne peut prendre en compte une certaine exégèse historico-critique quand elle a pour finalité explicite de vouloir mettre en cause ou nier radicalement la dimension « non-humaine », c’est-à-dire traditionnelle, du Christianisme. D’autant que l’« objectivité historique » est plus ou moins introuvable, et que la simple relation des faits eux-mêmes, pour autant qu’on puisse les connaître, ne suffit jamais.
Contrairement à ce que certains n’ont cessé d’affirmer, contre toute évidence, soit par ignorance soit dans l’intention de nuire, Guénon n’a jamais rejeté la méthode historique : « L’érudition est une chose, le savoir réel en est une autre, et, s’ils ne sont pas toujours incompatibles, ils ne sont point nécessairement solidaires. Assurément, si l’érudition consentait à se tenir au rang d’auxiliaire qui doit lui revenir normalement, nous n’y trouverions plus rien à redire, puisqu’elle cesserait par là même d’être dangereuse, et qu’elle pourrait d’ailleurs avoir quelque utilité ; dans ces limites, nous reconnaîtrions donc très volontiers sa valeur relative. Il y a des cas où la “méthode historique” est légitime, mais l’erreur contre laquelle nous nous sommes élevé consiste à croire qu’elle est applicable à tout, et à vouloir en tirer autre chose que ce qu’elle peut donner effectivement ; nous pensons avoir montré ailleurs, et sans nous mettre le moins du monde en contradiction avec nous-même, que nous sommes capable, lorsqu’il le faut, d’appliquer cette méthode tout aussi bien qu’un autre, et cela devrait suffire à prouver que nous n’avons point de parti pris. Chaque question doit être traitée suivant la méthode qui convient à sa nature ; c’est un singulier phénomène que cette confusion des divers ordres et des divers domaines dont l’Occident actuel nous donne habituellement le spectacle. En somme, il faut savoir mettre chaque chose à sa place, et nous n’avons jamais rien dit d’autre ; mais, en faisant ainsi, on s’aperçoit forcément qu’il est des choses qui ne peuvent être que secondaires et subordonnées par rapport à d’autres, en dépit des manies “égalitaires” de certains de nos contemporains ; et c’est ainsi que l’érudition, là même où elle est valable, ne saurait jamais constituer pour nous qu’un moyen, et non une fin en elle-même ». (C’est nous qui soulignons) (Orient et Occident, « Avant-propos », 1924)
3. Cette encyclique rappelle que « dans l’immense matière contenue dans les Livres Saints, livres de la Loi ou livres historiques, sapientiaux et prophétiques, il y a bien peu de textes dont le sens ait été défini par l’autorité de l’Église, et il n’y en a pas davantage sur lesquels règne le consentement unanime des Pères ».
4. Cf. L. Guyot, « Introduction à “la frontière de l’autre monde” », section : « Définition et finalité de l’ésotérisme », Cahiers de l’Unité, n° 31, 2023.
5. Cf. « Christianisme et Initiation ». C’est nous qui soulignons. Ce que Guénon disait déjà en 1925 dans L’ésotérisme de Dante : « l’ésotérisme véritable est tout autre chose que la religion extérieure, et, s’il a quelques rapports avec celle-ci, ce ne peut être qu’en tant qu’il trouve dans les formes religieuses un mode d’expression symbolique ; peu importe, d’ailleurs, que ces formes soient celles de telle ou telle religion, puisque ce dont il s’agit est l’unité doctrinale essentielle qui se dissimule derrière leur apparente diversité ».
Rappelons qu’il faut distinguer l’exotérisme en soi, en tant qu’ordre institutionnel, et le « point de vue » exotérique. Le « point de vue » exotérique est souvent incompatible avec l’aspect ésotérique et initiatique, mais les rites et les moyens de l’exotérisme qui sont des choses sacrées s’harmonisent naturellement avec le point de vue initiatique, sans toutefois le conditionner.
6. Notamment en raison de la nature exacte des sacrements. M. Jean Borella est un des rares à être revenus sur cette question. On aurait pu l’en féliciter, mais malheureusement, malgré ses affirmations et son ton décidé, et comme pour la question de l’ésotérisme et du catéchuménat (cf. Cahiers de l’Unité, n° 31, 2023), en raison d’une connaissance beaucoup trop restreinte de la théologie et de l’histoire chrétienne, il s’est largement fourvoyé dans des contresens. Outre son hostilité à l’encontre de Guénon, il était sans doute trop enfermé dans un point de vue exotérique envisagé seulement de façon apologétique. Ceci expliquant sans doute cela. (Cf. Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, ch. VI et VII, L’Âge d’Homme, 1997 ; voir aussi S. Ibranoff, « Retour aux pays des ombres : Jean Borella et le borellisme », Cahiers de l’Unité, n° 21, 2021 & n° 25, 2022) Dans les années 1960, il y a eu également une nouvelle intervention avec l’étude de Marco Pallis sur « Le voile du Temple » dans les Études Traditionnelles (juil.-déc. 1964 et mars-avril 1965) auquel Michel Vâlsan a répondu en en montrant les erreurs. (Cf. É. T., mai-août 1965 & mars-août 1968. Dans sa « Mise au point » de 1968, Vâlsan disait vouloir y « revenir prochainement », « en traitant de la question du Christianisme originel ». Il ne le fit pas en définitive.) Ce n’était là toutefois qu’un « retour de flamme » en quelque sorte du débat, jamais éteint, de la fin des années 1940 et du début des années 1950 entre Guénon et ses lecteurs.
7. Cf. L. Guyot, « Introduction à “la frontière de l’autre monde” », section : « Les lecteurs de René Guénon et la théosophie allemande », Cahiers de l’Unité, n° 31, 2023.
8. Cf . Cahiers de l’Unité, n° 31, 2023.
[9.] [Selon Michel Noize, le magistère ecclésiastique ne s’est jamais montré hostile envers l’alchimie lorsqu’elle n’était pas l’occasion d’hérésie ou d’escroquerie. Sous réserve de fausses attributions, beaucoup de clercs éminents lui accordèrent un vif intérêt et la pratiquèrent à un degré ou un autre : Roger Bacon, Robert Grossetête, saint Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin, Martin del Rio, Thomas Sanchez, Pierre Gautruche, etc. (cf. Dom Jean Albert Belin et l’Alchimie chrétienne, Sorbonne, 1973) Il faut tout de même rappeler qu’au XIVe siècle la décrétale de Jean XXII (Spondent quas non exhibent, 1317), en plus de la question de la fraude, accusera les alchimistes de vouloir violer les limites de l’art. Voir aussi, Christine Maillard, « Alchimie et hétérodoxie : critiques et mise en cause du “Christianisme chymique” dans l’espace germanique au XVIIe siècle », Alchimies : Occident – Orient (Cl. Kappler & S. Thiolier-Méjean éd.), L’Harmattan, 2006. Note J. A.]
10. Cf. Didier Kahn, « Historique des rapports entre littérature et alchimie, du Moyen Âge au début des Temps modernes », Conférence de M. Didier Kahn, Annuaire de l’École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, t. 101, 1992-1993. M. Kahn reprendra ce thème, en le développant, dans « Alchimie et littérature à Paris en des temps de trouble : Le Discours d’Autheur incertain sur la pierre des philosophes (1590) », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n° 41, 1995. Il y reviendra encore sous une forme augmentée et réactualisée : « Présence et absence de l’alchimie dans la littérature romanesque médiévale », Savoirs et fictions au Moyen Âge et à la Renaissance, PUPS, 2008. La confusion entre « livre d’alchimie » et « lecture alchimique d’un livre » y est toujours présente. M. Kahn n’a d’ailleurs pas tiré de conséquences des nombreux exemples de lectures alchimiques à la Renaissance qu’il présente lui-même. Sa recherche de l’alchimie dans la littérature médiévale est néanmoins plus prudente, mais reste toujours aussi naïve.
11. Cf. Le livre de la fontaine périlleuse, avec la chartre d’Amours : autrement intitulé, le songe du verger contenant la stéganographie des mystères secrets de la science minérale. Avec commentaire de J.G.P., Paris, J. Ruelle, 1572. C’est sa conception des rapports entre l’homme et la nature qui fit que l’alchimie demeurât en marge des institutions du moyen âge. L’art alchimique qui peut surpasser la nature et changer l’ordre du monde en transformant les espèces était en contradiction avec la théologie médiévale. C’est ce que disait la décrétale de Jean XXII quand elle accusait les alchimistes de vouloir violer les limites de l’art. Le rapport entre l’Art alchimique et la Nature ne pouvait être exprimé que par une doctrine spirituelle qui devait demeurer secrète, c’est-à-dire ésotérique. L’alchimie pouvait ainsi demeurer sans dommage au sein de l’ordre exotérique traditionnel de la société, contrairement à la science moderne qui, coupée de tout principe transcendant, bouleversera l’ordre du monde et altérera les espèces, avec les conséquences que l’on sait. Ce sont les idéologies anti-traditionnelles exposées au XVIIIe siècle, pendant le « Siècle des Ténèbres » comme le désigne M. Ibranoff (cf. Cahiers de l’Unité, n° 23, 2021), qui ont permis l’apparition de la science moderne, apparition préparée par les physiciens mécanicistes et les chymistes du XVIIe siècle. 1789 vit à la fois la monstrueuse Révolution française et la publication du Traité élémentaire de chimie de Lavoisier. (Cf. B. Obrist, « Art et nature dans l’alchimie médiévale/Art and nature in medieval alchemy », Revue d’histoire des sciences, tome 49, n° 2-3, 1996 ; « L’art de l’alchimiste, du peintre et du sculpteur face à la nature : du moyen âge à la “révolution scientifique” », op. cit., 2006)
12. Art. cit., 1992-1993.
13. Cf. Frank Greiner, « Écriture et ésotérisme dans un traité alchimique de la fin de la Renaissance : Le De Alchemiae difficultatibus de Theobald de Hoghelande », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n° 38, 1994.
14. Sur le caractère idéologique du point de vue moderniste de M. Robert Halleux, cf. « Un siècle d’études des textes alchimiques », Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques, t. 5, n° 7-12, 1994. Christine Maillard a exposé sa perception de l’alchimie au siècle dernier : « Résurgences de l’alchimie dans le premier tiers du XXe siècle », Recherches germaniques, n° 1, 2002. Ajoutons que M. Pierre Lory est beaucoup plus prudent que M. Kahn en précisant souvent dans ses travaux que « l’alchimie est une science dont les origines comme les finalités restent encore objets de débat, et pour part encore bien mystérieuse ». Cf. « L’alchimie en Égypte islamique », Le livre des Égyptes (Florence Quentin éd.), Robert Laffont, 2014.
15. Cf. Tom Fischer, « Pantheum alchemicum, ou quand l’alchimie s’intéresse à la mythologie gréco-romaine », Littérature et occulture, CÉRÉdI, n° 29, 2023. Bien que M. Fischer reprenne la définition de l’alchimie de M. Kahn, son texte démontre le contraire de sa conférence.
16. Cf. Antoine Calvet, « Alchimie et philosophie dans la section alchimique du manuscrit français 2872 de la Bibliothèque de l’Arsenal (XVe siècle) », Romania, t. 133, n° 531-532, 2015.
17. Cf. Sylvain Matton, « L’interprétation alchimique de la mythologie », Dix-huitième Siècle, n° 27, 1995. Notons que pour M. Kahn « le Dictionnaire de Pernety (1758) est inutilisable : son usage continuel de la polysémie et l’absence de toute doctrine alchimique précise capable de structurer ses interprétations le condamnent à n’être rien de plus qu’un curieux témoin de l’alchimie au Siècle des Lumières ». On touche ici au comique, tout y est, même le faramineux « Siècle des Lumières » (sic !) lors duquel naquit l’obscurantisme spirituel occidental. On se doutait un peu que le multiple sens des symboles ne pouvait qu’être inadmissible pour M. Kahn. Il a pourtant averti que « l’alchimie est un terrain glissant, sur lequel il faut redoubler de prudence ». Il est vrai que l’on est toujours meilleur conseiller pour les autres que pour soi-même... (Cf. « L’alchimie dans Les États et Empires de la Lune et du Soleil », Littératures classiques, Supplément au n° 53, 2004)
18. Cf. Marcellin Berthelot, La chimie au moyen âge. L’alchimie arabe, t. III, Paris, 1883.
19. Cf. Didier Kahn, « L’interprétation alchimique de la Genèse chez Joseph Du Chesne dans le contexte de ses doctrines alchimiques et cosmologiques », Scientiæ et artes : Die Vermittlung alten und neuen Wissens in Literatur, Kunst und Musik, (Barbara Mahlmann-Bauer ed.), Harrassowitz Verlag, 2004. Selon A. Calvet, « le récit de la Création, selon l’auteur du Speculum et le pseudo-Lulle, nous livre le plan (doctrina) que suit la nature pour produire ses œuvres. (cf. « L’alchimie médiévale est-elle une science chrétienne ? », Les Dossiers du Grihl, Hors-série n° 3, 2022)
20. Cf. Didier Kahn, « L’alchimie dans Les États et Empires de la Lune et du Soleil », Littératures classiques, Supplément au n° 53, 2004, p. 149. Dans cette étude exhaustive, M. Kahn réitère sa confusion entre « texte alchimique » et « lecture alchimique d’un texte », ainsi que sa négation du «rcamouflage radical », comme il le désigne (p. 147).
21. Cf. Richard Todd, « Alchemical tafsîr: Qur’anic Hermeneutics in the Works of the Twelfth-Century Moroccan Alchemist Ibn Arfa‘ Ra’s », Islam and Christian–Muslim Relations, vol. 34, n° 3, 2023. Relevons en passant, et pour prendre un exemple parmi d’autres, que l’interprétation de M. Balcus sur le passage aux Enfers de Dante trouve une correspondance dans le commentaire d’Ibn Arfa‘ Ra’s qui discerne dans les versets mentionnant les tourments infernaux des allusions à la purification initiale de la matière de la Pierre, une phase parfois évoquée dans les textes alchimiques occidentaux comme le « tourment des métaux ». Les processus qui se déroulent dans l’athanor alchimique – depuis la dissolution et la décomposition jusqu’à la purification et la perfection – éclairent leurs équivalents microcosmiques et macrocosmiques dans ce monde et dans la vie à venir. Pour Ibn Arfa‘ Ra’s, « l’alchimie est une science révélée (wahy) par Dieu à Adam en compensation de sa sortie du Paradis [c’est donc une méthode de réalisation qui permet d’y retourner]. En raison de sa noblesse (sharaf) et de sa grande valeur, les alchimistes l’ont gardé secrète (takâmahu), elle est ainsi devenue une forme de Sagesse ésotérique (fa-sâra hikmatan) qui ne peut être connue que de quelques-uns (afrâd an-nâs) » [ou plutôt « que par les “Solitaires” (afrâd) parmi les hommes (an-nâs) », ce qui désigne une catégorie initiatique].
22. Cf. Henry et Renée Kahane, The Krater and the Grail: Hermetic sources of the Parzival, Univ. of Ill. Press, 1965 ; Paulette Duval, La Pensée alchimique et le conte du Graal : Recherches sur les structures (Gestalten) de la pensée alchimique, leurs correspondances dans Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes et l’influence de l’Espagne mozarabe de l’Èbre sur la pensée symbolique de l’œuvre, Honoré Champion, 1979.
23. R. Guénon, « La tradition hermétique », Le Voile d’Isis, avril 1931.
24. Op. cit., 1992-1993. La « déconstruction », qui est le contraire de l’herméneutique, est une destructio. Le « déconstructivisme » n’a pas commencé avec Derrida, mais avec Luther.
25. Cf. Claude Gagnon, « Compte rendu de The Occult Sciences in Byzantium, Genève, 2006 », Aries, vol. 9, n° 2, 2009.
26. Cette négation d’une relation entre hermétisme et alchimie est d’autant plus invraisemblable que M. Kahn a édité une généalogie de l’alchimie extraite des gloses du Textus alkimie (XIVe siècle) érigeant Hermès Trismégiste en primus inventor. (art. cit.) Voir aussi, Présence d’Hermès Trismégiste, (A. Faivre & F. Tristan, dir.), Cahiers de l’Hermétisme, Albin Michel, 1988 ; Ingolf Vereno, Studien zum ältesten alchemistischen Schrifttum – Auf der Grundlage zweier erstmals edierter arabischer Hermetica, Klaus Schwarz Verlag, 1992 ; Ch. H. Bull, The Tradition of Hermes Trismegistus, Brill, 2018. En laissant de côté les interprétations jungiennes de Theodor Abt, ajoutons à ces quelques références les deux beaux volumes du Corpus Alchemicum Arabicum : « Book of the Explanation of the Symbols, Kitâb Hall Ar-Rumûz » et « The Book of Pictures, Mushaf as-suwar, by Zosimos of Panopolis » (Zürich, 2009-2011). Dans le premier de ces volumes est donné le commentaire d’une miniature illustrant la vision d’Ibn ‘Umayl dans un temple égyptien par laquelle il reçut l’enseignement alchimique (avec la transmission initiatique afférente suppose-t-on).
27. Cf. Valérie Thorin, « Hermès Trismégiste et l’hermétisme chrétien, une esquisse », Genève, 2013.
28. Dans la tradition hébraïque, Hermès a été identifié à Moïse ou à un disciple de Moïse, cf. Raphael Patai, The Jewish Alchemists: A History and Source book, Princeton Univ. Press, 1994. Le terme « Cabala » figure dans plusieurs titres de traités d’alchimie : Franz Kieser, Cabala chymica, Francfort, 1609 ; Stephen Michelspacher, Cabala sive speculum artis et naturæ in alchymia, Augsbourg, 1615 ; Cabala chymica ab anonymo quodam compilata, Hambourg, 1680 ; Johann Grasshof, Cabala chymica (dans Philosophia Salomonis), Augbourg, 1753, etc. (Voir aussi, Nicolas Séd, « L’alchimie et la science sacrée des lettres : notes sur l’alchimie juive à propos de l’Ésh mesareph », Alchimie : arts, histoire et mythes, Paris, 1995) Toutefois, comme il a déjà été signalé ici, le terme « Cabala » était employé en Occident en lieu et place du mot « ésotérisme » qui n’existait pas encore (cf. Cahiers de l’Unité, n° 31, 2023).
29. Cf. L’ésotérisme de Dante. Malgré la déclaration explicite de Dante dans le Convito (II, 1) sur les quatre sens des écritures : « si possono intendere e debbonsi sponere massimamente per quattro sensir», Umberto Eco (1932-2016), à la suite de Claudia Miranda (cf. L’idea deforme. Interpretazioni esoteriche di Dante, Bompiani, 1989), a contesté avec la dernière énergie, mais non sans vulgarité, l’existence d’un sens caché, métaphysique dans son essence, de l’œuvre de Dante (cf. I limiti dell’interpretazione, Bompiani, 1990). Ce qui n’avait rien de « scientifique » comme le prétendent quelques naïfs, mais était simplement une des conséquences des convictions idéologiques et politiques d’Eco. Il était psychologiquement enfermé dans le néo-communisme qu’il voulait défendre et promouvoir. On sait que cette idéologie de fanatiques fut une des plus délétères de la modernité du XXe siècle, et qu’elle est solidaire du matérialisme, de l’athéisme, du scientisme, du progressisme, et des plus grands crimes de masse de l’histoire de l’humanité. De là chez Eco cette volonté maladive de stigmatiser tout ce qui est traditionnel sous le nom ridicule de « Ur-fascisme ». On comprend alors pourquoi il ne voulait soutenir à toute force que le plus grossier « littéralisme » dans la lecture de l’œuvre de Dante – ce qui est absurde de la part de quelqu’un qui se prétendait sémioticien –, et pourquoi il ne voyait dans les écrits de Guénon qu’une œuvre à abattre. L’inconsistance des arguments caricaturaux d’Eco a été mise en évidence d’abord par le Professeur Massimo Ciavolella («Il testo moltiplicato: interpretazioni esoteriche della Divina Commedia», Tenzone: revista de la Asociación Complutense de Dantología, n° 11, 2010), puis ensuite de manière définitive par M. Paolo Pizzimento (Università degli Studi di Messina), dans son article « René Guénon lettore di Dante: Devianza o apporto? », Sinestieonline, VII, 24 octobre 2018.
Évidemment, sachant qu’Eco utilisait souvent le procédé de l’amalgame, il faut redire encore que ce n’est pas parce qu’il y a des interprétations plus ou moins délirantes du sens caché de l’œuvre de Dante, comme celle par exemple de Jacques Breyer (Dante alchimiste, Paris, 1957), que toutes le sont. L’utilisation de ce procédé ne témoigne que d’un manque de discernement, c’est-à-dire d’une faiblesse intellectuelle, ou d’une volonté de tromperie. Une attention précise portée à chaque texte et à son contexte est ce qui permet d’éviter les démarches réductrices propres à la propagande idéologique plus ou moins dissimulée dont les affirmations d’Eco sont un exemple.
Signalons enfin que Mgr Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical de la culture, bibliste, et président de la commission du Message du synode des évêques a déclaré, le 24 octobre 2008, qu’il s’opère une « résurrection cachée » de la tradition de la lecture de la Bible selon les «rquatre sens », en mentionnant les travaux du cardinal Henri de Lubac.
30. Selon Jaldakî (XIVe siècle) l’hermétisme « provient d’une tradition (naql) prophétique, passant d’Adam à Seth jusqu’à parvenir à Idrîs (Hénoch), surnommé le Grand Hermès (Hirmis al-Harâmisa), puis après des personnes intermédiaires à Noé, puis à la descendance d’Abraham, puis à la descendance de Moïse, puis à Jésus, puis après des intermédiaires à Muhammad, puis à ‘Alî, puis à ses enfants, puis à Ja’far as-Sadîq, le maître de Jâbir ibn Hayyân le soufi, puis après des intermédiaires, jusqu’à notre époque ». (Cf. M. Taslimi, An examination of the Nihâyat at-talab, Londres 1954) Hermès aurait demandé à Jaldakî de donner une définition de l’hermétisme, et il aurait répondu : « Rendre apparent ce qui est caché et cacher ce qui est apparent ». Il a également déclaré : «rLes alchimistes ont l’habitude de donner différents noms à la même chose et d’appeler différentes choses du même nom ». (Cf. Henry Corbin, Alchimie comme art hiératique, L’Herne, 1986 ; Pierre Lory, Dix traités d’alchimie de Jâbir ibn Hayyân – Les dix premiers Traités du « Livre des Soixante-dix », Paris, 1983, rééd. rév., Actes-Sud, 1996 ; Alchimie et mystique en terre d’Islam, Verdier, 1989, rééd. Folio 2003 ; Reza Kouhkan, Pensée alchimique de Tughraï, UE, 2015 ; Kacem Aït Salah Semlali, Histoire de l’alchimie et des alchimiste au Maroc, Rabat, 2015)
31. Cf. A. Calvet, « Un commentaire alchimique du XIVe siècle : le Tractatus parabolicus du pseudo-Arnaud de Villeneuve », Le Commentaire entre tradition et innovation, Paris, 2000.
32. Puisque M. Giraud est revenu sur le rôle de la « confrérie des Amis de Dieu » à propos de l’origine de l’apparition publique de l’oraison cordiale au XVIIe siècle, rappelons que Rulman Merswin occupe une place importante dans la diffusion des écrits de Tauler, et de ce qu’on appelle la spiritualité rhénane qui influencèrent notablement Valentin Weigel. (Cf. Andrès Quero-Sanchez, «rMeister Eckhart’s Rede von der armuot in the Netherlands. Ruusbroec’s Critique and Geert Groote’s Sermon on Poverty » ; Wolfgang Christian Schneider, « La transmission des écrits de Tauler dans les manuscrits et les premières éditions imprimées dans le cercle du mouvement spirituelr», Anne-Marie Vannier (dir.), Mystique rhénane et Devotio moderna, Beauchesne, 2017)
33. C. Guimbard, « La quête du poète : essai d’interprétation alchimique », Alchimies : Occident – Orient (Cl. Kappler & S. Thiolier-Méjean éd.), L’Harmattan, 2006. On pourrait peut-être encore objecter à cette interprétation alchimique de La Divine Comédie le fait que Dante a placé en enfer des alchimistes, mais il s’agit alors des alchimistes frauduleux comme les dénoncèrent en les satirisant Pétrarque, Rabelais, Chaucer, Peter Gower, Thomas Norton, Georges Ripley, Valentin Andreae, etc. Comme l’ont remarqué Alfredo Perifano ainsi que Suzanne Thiolier-Méjean, il ne s’agit pas de condamner l’alchimie, mais l’application qui en est faite par les esprits médiocres. La condamnation d’une mauvaise pratique de l’Ars Magna, implique celle de ceux qui en sont la cause. (« L’Alchimiste dans la littérature médiévale vernaculaire : étude de quelques cas », ibid. ; A. Perifano, « Benedetto Varchi et l’alchimie. Une analyse de la Questione sull’alchimia », Chrysopœia, t. 1, 1987)
juillet-août-sept. 2024