Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
PLAN
(Suite de l’article paru dans le précédent numéro - n° 24)
La vie à Pondichéry au début des années 1910
La sâdhana d’Aurobindo à Pondichéry
L’exercice d’une fonction spirituelle
– L’ashram de Pondichéry –
Nous nous sommes attachés, dans les deux premières parties de cette étude, à restituer, dans la mesure du possible, ce qu’a été la vie extérieure et intérieure d’Aurobindo jusqu’à son arrivée à Pondichéry, et dont certains détails sont généralement peu connus. Il nous semble que ce que nous en avons dit laisse entrevoir la « haute valeur spirituelle » évoquée par René Guénon dans ses premiers comptes rendus le concernant. Nous allons maintenant tenter de comprendre pourquoi ces débuts prometteurs par beaucoup d’aspects ont laissé place par la suite, au sein de l’ashram qui se forma autour d’Aurobindo, à de regrettables perturbations, dont certaines sont devenues, au fil du temps, de véritables déviations.
La vie à Pondichéry au début des années 1910
À partir de son arrivée à Pondichéry en avril 1910, Aurobindo vécut dans un retrait du monde extérieur qui, malgré quelques variations, allait devenir croissant avec les années. Avec quatre de ses anciens compagnons politiques, il emménagea d’abord chez un homme d’affaires proche du mouvement indépendantiste indien, puis occupa avec eux différentes résidences en fonction de l’amenuisement de leurs moyens financiers, avant de se fixer à partir de 1913 dans une maison de la rue François-Martin pour quelques années. L’un de ses colocataires, Suresh Chakravarty, était arrivé avant lui en « éclaireur » à Pondichéry, et a fait le récit de leur installation dans un livre qui constitue un témoignage intéressant sur la vie de l’Inde à cette époque (1).
En raison de leur statut de réfugiés, les cinq hommes vivaient dans des conditions extrêmement frugales et plus ou moins clandestines au début. La correspondance d’Aurobindo à cette époque le montre contraint de solliciter l’aide financière de ses anciens sympathisants du Bengale et du Gujarat. Dans une de ses lettres de 1912, il dresse un sombre tableau de sa situation : « À présent, je crois avoir atteint l’apogée de mes difficultés : couvert de dettes, sans un sou vaillant pour le lendemain, assiégé à Pondichéry, et tous ceux qui pourraient m’aider affrontent, de façon temporaire ou permanente, une situation tout aussi difficile ». Pour autant, ses compagnons d’alors l’ont décrit comme conservant son calme et son détachement en toute circonstance, à l’image de ce qui s’était passé durant son emprisonnement. Alors que la maisonnée se désespère de la nourriture rare et insipide, de l’unique serviette que les colocataires se partagent, de l’eau froide, des privations constantes de toutes sortes, lui-même ne manifeste jamais le moindre mouvement d’humeur. En raillant allusivement une formule protestante, il se contente de déclarer avec humour à l’un de ses interlocuteurs : « Dieu pourvoira, mais il a contracté la déplorable habitude d’attendre le dernier moment ».
À la frugalité des conditions de vie s’ajoutaient les tensions liées à l’espionnage permanent de la part des Britanniques. En effet, malgré les déclarations répétées d’Aurobindo sur sa sortie de la vie politique et sa volonté de se consacrer entièrement à la vie spirituelle, ceux-ci continuèrent, contre toute évidence, à considérer jusqu’à leur départ en 1947 qu’il ne s’agissait là que d’une ruse… C’est ainsi que le vice-roi des Indes, Lord Minto, tenait encore des propos outranciers à son égard, déclarant qu’il ne reposerait « la tête sur l’oreiller qu’après avoir écrasé Aurobindo Ghose » !
Les Anglais avaient rapidement fini par découvrir qu’Aurobindo s’était réfugié en Inde française. Dès lors, une surveillance constante de son domicile s’instaura, ponctuée de manœuvres et de coups bas. Le défilé de policiers en civil et d’espions dans la ville fut vite remarqué des habitants, et le climat général à Pondichéry se détériora, marqué par les intrigues et les rumeurs. Fidèle à ses pratiques habituelles, la police britannique soudoya des bandits locaux qui tentèrent d’enlever l’un des compagnons d’Aurobindo, et qui projetèrent de faire de même avec lui. La multiplication des menaces força les quatre colocataires d’Aurobindo à monter la garde à tour de rôle devant leur résidence. Des habitants déposèrent de fausses plaintes contre eux. Tout était fait pour monter la police française contre la petite équipe et obtenir ainsi l’expulsion d’Aurobindo de ce territoire protégé, afin que les autorités britanniques puissent mettre la main sur lui.
Les autorités françaises, en raison de leur rivalité avec les Britanniques, mais aussi parce que les fonctionnaires français en poste en Inde vouaient une certaine admiration au lettré qu’était Aurobindo, résistèrent aux pressions exercées sur elles durant les premières années. Mais, à partir de l’entrée en guerre conjointe de la France et de la Grande-Bretagne en 1914, la donne changea, et la rumeur se répandit que le gouverneur français de Pondichéry allait être contraint d’accepter sa déportation. Un vaisseau de guerre allemand avait frappé les possessions anglaises dans le golfe du Bengale, forçant la moitié des habitants de Madras à se réfugier à l’intérieur des terres, et, par peur, des centaines de personnes à Pondichéry firent de même. Dans ces conditions, on craignait que les résistants indiens à la présence britannique fassent office d’espions pour le compte des Allemands, et Aurobindo et ses amis devenaient encore plus suspects de toutes parts.
Pour éviter d’avoir à les livrer aux Anglais, le gouverneur français de Pondichéry leur fit la proposition de se réfugier en Algérie, pour demeurer sous la protection de la France mais hors de l’Inde. L’un des compagnons d’Aurobindo, Nolini Kanta Gupta, a fait le récit de ce moment : « Deux ou trois leaders nationalistes tamouls qui s’étaient réfugiés à Pondichéry entrèrent et mirent Sri Aurobindo au courant de l’offre algérienne, laissant aussi entendre qu’ils n’y étaient pas opposés. Sri Aurobindo garda un moment le silence, et puis dit, d’une voix tranquille et claire : “Je ne bougerai pas d’ici” (…) Sri Aurobindo avait parlé et ils pouvaient difficilement agir autrement » (2).
C’est précisément en 1914, nous le verrons, que...
Benoît Gorlich
(À suivre)
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La maison de Shankar Chettiar au 39 Camoutty Street (aujourd’hui 63 Vysial Street) où Srî Aurobindo séjourna d’avril 1910 à septembre 1910.
La maison de Sundar Chettiar au 42 rue de Pavillon (aujourd'hui rue Suffren) où Srî Aurobindo séjourna d’octobre 1910 à mars 1911. Le loyer mensuel était de 20 roupies.
Srî Aurobindo et ses compagnons en 1910-1914
Premier plan, de gauche à droite : Nag Bijoy Kumar, Srî Aurobindo, Nolini Kanta Gupta. Debout, de gauche à droite : Moni (Suresh Chakravarty), Domont, Nagen.
Lord Minto, Vice-roi des Indes
juillet-août-sept. 2024