Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
PLAN
Introduction
Il existe dans le Tantrisme Kaula une pratique rituelle initiatique fondamentale qui est désignée sous le nom de Pañcha-Makâras (पञ्च मकार) (1) ou « Cinq M ». Pañcha signifie « cinq » et kara, « faire » ; Ma-kara veut donc dire l’« acte-ma », c’est-à-dire les cinq actes dont l’objet commence par la lettre ou le son « M » : Mâmsa, Matsya, Madya, Mudrâ et Maithuna. Selon une de leurs modalités, ces « actes » consistent, pour les initiés, à consommer rituellement – il faut insister sur ces deux termes dont le sens « technique » semble échapper à beaucoup – de la viande (mâmsa), du poisson (matsya), du vin (madya), des céréales grillées (mudrâ) et à pratiquer l’union sexuelle (maithuna) (2). Ce rite est important, sinon fondamental, puisque le Kularatnavali Tantra indique que sans lui la Déesse n’est jamais satisfaite et d’après le Mahânirvâna Tantra : « Sans ces cinq éléments, son culte est sans fruit, de la même façon que des graines semées sur des rocs stériles ne germent pas ; des obstacles se rencontrent à chaque étape » (3).
Un rite initiatique
Pour les modernes détachés de toute tradition qui s’intéressent à cette question, la première difficulté dans la compréhension des Pañcha-Makâras est souvent celle de prendre, en premier lieu, la mesure exacte de ce que sont en réalité les rites et les symboles. Le matérialisme pratique qui imprègne la plupart des mentalités, et qui est une conséquence de l’enfermement dans le seul domaine sensible par négation d’un principe supérieur (4), tend généralement à conférer aux rites des significations imaginaires, issues du seul domaine sensible, et à prendre le symbole pour ce qui est symbolisé. Pour ceux qui sont tournés exclusivement vers les choses sensibles, la consommation de la viande (mâmsa), du poisson (matsya), du vin (madya), des céréales grillées (mudrâ) et la pratique rituelle de l’union sexuelle (maithuna) dans les Pañcha-Makâras ne semblent alors finalement rien d’autre que ce qu’elles sont en apparence. Comme cette consommation et cette pratique s’opèrent néanmoins dans un cadre rituel qu’on ne peut ignorer, les Occidentaux ont tendance à y projeter leurs propres conceptions, c’est-à-dire celles qui substituent le rationnel à l’intellectuel, et à n’y voir qu’une sorte d’apparat relevant de l’imagination de ceux qui ont institué ce rite ou de ceux qui l’accomplissent. Sachant que raison et imagination ne sont pas de l’ordre de la pensée pure, mais simplement des facultés strictement individuelles et formelles, la mécompréhension est totale.
Contre cette approche erronée, il est nécessaire de rappeler succinctement ce qu’est un rite au point de vue traditionnel, c’est-à-dire ce qu’il est véritablement en lui-même. Celui-ci est éminemment un symbole « agi », c’est-à-dire, comme tous les symboles, la forme sensible d’une réalité supra-sensible (5). Si le rite en tant que symbole est toujours l’expression d’une vérité intellectuelle, le rite possède aussi une efficacité propre, en tant que moyen de réalisation spirituelle agissant en vue de la fin à laquelle il est adapté et subordonné. Rappelons que « les rites, qu’ils soient d’ordre exotérique ou initiatique, ont toujours pour but de mettre l’être humain en rapport, directement ou indirectement, avec quelque chose qui dépasse son individualité et qui appartient à d’autres états d’existence. […] Il est d’ailleurs évident qu’il n’est pas nécessaire dans tous les cas que la communication ainsi établie soit consciente pour être réelle, car elle s’opère le plus habituellement par l’intermédiaire de certaines modalités subtiles de l’individu, modalités dans lesquelles la plupart des hommes sont actuellement incapables de transférer le centre de leur conscience. Quoi qu’il en soit, que l’effet soit apparent ou non, qu’il soit immédiat ou différé, le rite porte toujours son efficacité en lui-même, à la condition, cela va de soi, qu’il soit accompli conformément aux règles traditionnelles qui assurent sa validité, et hors desquelles il ne serait plus qu’une forme vide et un vain simulacre » (6).
Les règles traditionnelles en question impliquent qu’un rite comme celui des Pañcha-Makâras ne peut avoir son effet que s’il est accompli par ceux qui ont qualité pour l’effectuer. La connaissance même complète d’un rite, si elle a été obtenue en dehors des conditions régulières, est entièrement dépourvue de toute valeur effective. En l’occurrence, le rite des « Cinq M » ne peut être accompli que par des initiés, ce qui désigne, rappelons-le pour ceux qui l’ignoreraient encore, quelqu’un qui a reçu la transmission d’une influence spirituelle, transmission qui ne peut s’effectuer que par le moyen d’une filiation ininterrompue (paramparâ) (7). C’est ce qui est affirmé de manière concise par le Kulârnava Tantra : « Sans initiation, il ne peut y avoir de Délivrance. […] Et il ne peut y avoir d’initiation sans transmetteur d’une lignée » (14, 3) (8). Cette « transmission régulière est indispensable pour permettre d’accomplir valablement les rites impliquant l’action d’une influence d’ordre supérieur, qui peut être dite proprement “non-humaine”. » À cet égard, on se souviendra qu’« une organisation initiatique ne saurait être le produit d’une fantaisie individuelle ; elle ne peut être fondée, à la façon d’une association profane, sur l’initiative de quelques personnes qui décident de se réunir en adoptant des formes quelconques ; et, même si ces formes ne sont pas inventées de toutes pièces, mais empruntées à des rites réellement traditionnels dont les fondateurs auraient eu quelque connaissance par “érudition”, elles n’en seront pas plus valables pour cela, car, à défaut de filiation régulière, la transmission de l’influence spirituelle est impossible et inexistante, si bien que, en pareil cas, on n’a affaire qu’à une vulgaire contrefaçon de l’initiation » (9).
On a souvent qualifié le rite des Pañcha-Makâras de « transgressif », mais cela vient d’une incapacité à distinguer le point de vue exotérique du point de vue ésotérique. Malgré leurs rapports d’une certaine manière, surtout dans l’Hindouisme où le passage de l’un à l’autre est presque insensible et bien que la tradition hindoue ne se présente pas sous ces deux aspects complémentaires, chacun de ces points de vue se rapporte à un domaine entièrement différent. Si les rites exotériques ont pour but le Salut, les rites initiatiques visent la Délivrance (moksha) ou l’« Identité Suprême. » (10). Les premiers sont publics et s’adressent indistinctement à tous les membres d’un milieu social donné, tandis que les seconds sont réservés et ne concernent qu’une élite possédant des qualifications particulières. Il va de soi que le rite des Pañcha-Makâras n’est pas une pratique exotérique destinée à tous, mais un rite exclusivement initiatique qui appartient aux méthodes de réalisation de la voie tantrique. Il ne peut donc être qualifié de « transgressif » que d’un point de vue strictement « exotérique. »
Assez curieusement, la plupart des orientalistes spécialisés dans l’étude du Tantrisme semblent méconnaître cette distinction fondamentale et n’en finissent pas de souligner la contradiction apparente du Tantrisme avec la smriti (11). Une grande majorité d’entre eux parlent ainsi de « prohibited substances », de « forbidden », d’« antinomian » ou d’« unorthodox practices. » (12) C’est là renverser les choses, puisque c’est l’ésotérisme qui est le principe de l’exotérisme : « Il représente en réalité, par rapport à [l’exotérisme], la Tradition antérieure à toutes les formes extérieures particulières, religieuses ou autres. L’intérieur ne peut être produit par l’extérieur, non plus que le centre par la circonférence, ni le supérieur par l’inférieur, non plus que l’esprit par le corps » (13). Le rite des « Cinq M » est une méthode de réalisation qui relève des applications « techniques » de la doctrine dans sa dimension ésotérique. Il entre d’autant moins en conflit avec la smriti qu’il est normalement strictement secret. Ce qu’ordonne le Kulârnava Tantra : « Ô Devi ! Le dharma Kaula doit être gardé secret en toutes circonstances et en tous lieux » (11, 84). De même l’adage tantrique : « Secrètement (antah), un Kaula ; en privé, un Shivaïte, mais publiquement un Vaidika. » (14).
Ce n’est pas parce que les smârtas (ceux qui suivent la smriti) se refusent à admettre ce qui dépasse leur domaine qu’ils représentent l’orthodoxie sous tous ses aspects (15). Cette appréciation révèle d’une « incapacité à aller au-delà des apparences extérieures et de percevoir l’unité sous leur multiplicité ; sous ce rapport, elle est du même genre que la négation de l’unité foncière et principielle de toute tradition, à cause de l’existence de formes traditionnelles différentes, qui ne sont pourtant en réalité qu’autant d’expressions dont la tradition unique se revêt pour s’adapter à des conditions diverses de temps et de lieu, tout comme les différentes méthodes de réalisation, dans chaque forme traditionnelle, ne sont qu’autant de moyens qu’elle emploie pour se rendre accessible à la diversité des cas individuels » (16).
Le cinquième Vêda
Il est vrai que les mêmes orientalistes, comme un grand nombre de brahmanes smârtas, semblent également ignorer que le Tantrisme n’est autre que le « Cinquième Vêda. » On nous excusera de la longueur de nos citations, mais au regard de la diffusion de cette erreur sur l’orthodoxie du Tantrisme, il nous paraît indispensable de rappeler que l’ « on peut trouver le Tantrisme jusque dans le Vêda, puisqu’il y est principiellement inclus [17], mais, d’autre part, il ne peut proprement être nommé, comme aspect distinct de la doctrine, qu’à partir du moment où il fut “explicité” pour les raisons que nous avons indiquées [18], et c’est en ce sens seulement qu’on doit le considérer comme particulier au Kali-Yuga. […] La doctrine des Tantras n’est donc et ne peut être en somme qu’un développement normal, suivant certains points de vue, de ce qui est déjà contenu dans le Vêda, puisque c’est en cela, et en cela seulement, qu’elle peut être, comme elle l’est en fait, partie intégrante de la tradition hindoue ; et, pour ce qui est des moyens de “réalisation” (sâdhana) prescrits par les Tantras, on peut bien dire que, par là même, ils sont aussi dérivés légitimement du Vêda, puisqu’ils ne sont au fond rien d’autre que l’application et la mise en œuvre effective de cette même doctrine. Si ces moyens, dans lesquels il faut naturellement comprendre, que ce soit à titre principal ou simplement accessoire, les rites de tout genre, paraissent cependant revêtir un certain caractère de “nouveauté ” par rapport à ceux qui les ont précédés, c’est qu’il n’y avait pas lieu de les envisager dans les époques antérieures, si ce n’est peut-être à titre de pures possibilités, puisque les hommes n’en avaient alors aucun besoin et qu’ils disposaient d’autres moyens qui convenaient mieux à leur nature. […] [C’est nous qui soulignons]
Maintenant, que les rites strictement “vêdiques”, nous voulons dire tels qu’ils étaient “au commencement”, ne soient plus actuellement praticables, c’est ce qui ne résulte que trop clairement du seul fait que le Soma, qui y joue un rôle capital, est perdu depuis un temps qu’il est impossible d’évaluer “historiquement” ; et il est bien entendu que, quand nous parlons ici du Soma, celui-ci doit être considéré comme représentant tout un ensemble de choses dont la connaissance, d’abord manifeste et accessible à tous, est devenue cachée au cours du cycle, tout au moins pour l’humanité ordinaire. Il fallait donc qu’il y eût dès lors pour ces choses des “suppléances” qui, nécessairement, ne pouvaient se trouver que dans un ordre inférieur au leur, ce qui revient à dire que les “supports” grâce auxquels une “réalisation” demeura possible devinrent de plus en plus “matérialisés” d’une époque à l’autre, conformément à la marche descendante du développement cyclique ; une relation comme celle du vin au Soma, quant à l’usage rituel de ces boissons, pourrait servir d’exemple symbolique. Cette “matérialisation” ne doit d’ailleurs pas être entendue simplement au sens le plus restreint et le plus ordinaire du mot ; telle que nous l’envisageons, elle commence à se produire, peut-on dire, dès qu’on sort de la connaissance pure, qui seule est aussi la pure spiritualité ; et l’appel à des éléments d’ordre sentimental ou volitif, par exemple, n’est pas un des moindres signes d’une semblable “matérialisation”, même si ces éléments sont employés d’une façon légitime, c’est-à-dire, s’ils ne sont pris que comme moyens subordonnés à une fin qui demeure toujours la connaissance, puisque, s’il en était autrement, on ne pourrait plus en aucune façon parler de “réalisation”, mais seulement d’une déviation, d’un simulacre ou d’une parodie, toutes choses qui, cela va sans dire, sont rigoureusement exclues par l’orthodoxie traditionnelle, sous quelque forme et à quelque niveau qu’on puisse l’envisager » (19).
Des règles traditionnelles
Certains ont voulu expliquer le rituel des « Cinq Makâras » par la nécessité de dépasser l’attachement à des formes extérieures ou pour « transcender le pur et l’impur » (20), mais ces aspects ne peuvent avoir qu’un rôle subsidiaire puisque les rites ésotériques ne sont pas dépendants de l’exotérisme. Comme nous l’avons vu, le rite relevant exclusivement du domaine initiatique, la transgression ne peut être qu’apparente. Évidemment, nous ne parlons pas des déviations ou des parodies du rite qui, elles, sont transgressives puisqu’elles relèvent du domaine de l’erreur. Si la « transgression », envisagée à des fins spirituelles, était la raison d’être de ce rite, toutes ses composantes seraient interdites par les lois qui régissent le domaine exotérique, or ce n’est pas le cas.
Ainsi, la consommation de céréales (mudrâ) n’a strictement rien de transgressif pour aucun des membres de la tradition hindoue (21). Pour la viande (mâmsa) et le poisson (matsya), la question est beaucoup moins tranchée et plus complexe qu’on ne le croit en général (22), mais ce caractère est également inexistant pour une partie des membres de la tradition hindoue admis à l’initiation, ne serait-ce notamment que pour les shûdras (23) et les chândâlas, et aussi pour les mlecchas, même si ceux-ci ne furent jamais qu’une minorité. En tout cas, on peut remarquer qu’il n’a un tel caractère que pour les hindous smârtas (qui suivent strictement la smriti).
Il en est de même pour le vin (madya) dont la prohibition s’applique seulement aux castes supérieures. Il y a encore toutefois d’autres restrictions : « En raison des abus, en particulier en ce qui concerne le tattva de madya (vin) et maithuna (union sexuelle), ce Tantra [le Mahânirvâna Tantra], dans sa version actuelle, prescrit dans certains cas des limitations en ce qui concerne leur utilisation. » Il prévoit que « lorsque le Kali-Yuga est dans toute sa force et dans le cas des maîtres de maison (grihastha) dont l’esprit est attaché aux affaires de ce monde, les “trois douceurs” (madhuratraya) [lait, sucre et miel] seront substituées au vin. Elles seront considérées comme un équivalent des libations (de vin) que l’adorateur offrira à la divinité. Seuls ceux qui sont de tempérament vertueux et dont les esprits sont tournés vers Brahman sont autorisés à prendre cinq verres de vin » (24).
En ce qui concerne maithuna, et contrairement à ce que certains imaginent, l’interdit est beaucoup moins évident qu’il semble l’être en raison du fait que le statut de la partenaire est nettement précisé. Le Mahânirvâna Tantra ordonne que lorsque le Kali-Yuga est à son apogée, le cinquième tattva [maithuna] ne devra être accompli qu’avec une sviya-shakti [sa propre Shakti, sa Shakti personnelle], c’est-à-dire avec la propre femme de l’adorateur et que l’union avec une femme qui n’est pas mariée au sâdhaka, même si elle à la forme spirituelle d’une divinité, est interdite. Ce Tantra est une mise en garde contre l’utilisation abusive du tattva [maithuna], lequel avait connu un affaiblissement des règles d’origine et des conditions qui le régissent. Selon Woodroffe, dans le commentaire de l’Hymne à Kâlî (Karpûrâsi Stotra), hymne attribué à Mahâkâla Lui-même, c’est-à-dire Shiva, Swâmî Vimalânanda indique aussi que la shakti de la sâdhanâ sexuelle (latâsâdhanâ) [discipline de réalisation initiatique par des moyens sexuels] est normalement la propre femme du sâdhaka, mariée selon les règles vêdiques, c’est-à-dire la svashakti (« shakti essentielle ») ou âdyâshakti (« shakti primordiale »), comme la désignent techniquement les Tantras : « Sa propre épouse est la shakti primordiale et la sâdhanâ sera effectuée avec son aide » (Âdyâ-shaktih svadârâh syât tâmevâshtya sâdhayet) (25). Avec elle est pratiquée cette shaktî-sâdhana dont le but est d’acquérir le contrôle de soi et de conduire le sâdhaka dans la voie de l’« extinction du changement ou de l’action » (nivritti). Le Kaulikârchanadîpikâ déclare : « Sans âdyâ shakti, le rite (tantrique) n’est que de la magie noire » (Âdyâ shaktim vinâ pûjâ abhicârâya kalpate). Le Mahânirvâna Tantra précise encore : « La majorité de « ceux qui sont nés dans le Kali-Yuga étant naturellement d’intelligence limitée et d’inclination luxurieuse, ils ne peuvent voir la femme comme une manifestation de la Shaktî. En conséquence, ô Parvati, la méditation aux pieds du lotus de la Déesse et la récitation du mantra de leur divinité tutélaire (ishtamanta) ont été prescrites au lieu de la pratique du tattwa maithuna » (26). Dans les traités tantriques qui s’appliquent à la période finale du cycle, la maithuna entendue littéralement, ne doit donc se pratiquer qu’avec son épouse (27). La nature transgressive est alors totalement inexistante dans une sâdhanâ privée (28). Dans une sâdhanâ de groupe (Kula-Chakra, Chakra-pûjâ ou Bhairavi-Chakra), c’est évidemment différent, bien que la maithuna ne soit également accomplie qu’avec son épouse (29). Dans ces conditions, il est impossible de caractériser la latâ-sâdhanâ par la notion de transgression. C’est même exactement l’inverse au regard du fait que l’union sexuelle du couple s’y trouve éminemment sacralisée : elle n’est pratiquée qu’à la seule fin d’une réalisation spirituelle. Ce qui n’est pas, faut-il le préciser, sa raison ordinaire (30). Le détournement de la sâdhanâ à des fins seulement luxurieuse est d’ailleurs sévèrement sanctionné : selon le Tantrasâra, l’initié qui s’abandonne à la luxure dans ce cadre sera précipité dans un enfer appelé Raurava (31) (Lingayonirato mantrî raurakang narakang brajet).
On remarquera encore que tous les éléments ou leurs substituts sont purifiés et consacrés. Ce n’est qu’après cette consécration et la pratique des quatre premiers Makâras qu’intervient la latâ-sâdhana [la sâdhana sexuelle]. Le Tantra interdit l’emploi indistinct des Makâras ; ils ne peuvent être mis en œuvre qu’après une consécration rituelle (shodhana). Cette consécration indique qu’ils ne peuvent être confondus avec une quelconque pratique profane (32). C’est ce que précise Jayaratha dans son commentaire du Tantrâloka à propos des « Trois M » (Tri-Ma), Mâmsa, Madya et Maithuna (33) : « Sans un guru, sans une divinité, ils sont comme des idiots, ô Parameshvarî ! Consommant toujours du vin et de la viande, ils sont des “êtres liés” (pashu). Il n’y a pas de doute là-dessus. » Et aussi : « Les “Trois M” ne peuvent être utilisés par avidité (sensuelle) ; sinon en quoi seraient-ils différents de leurs usages mondains ? » (34) Le Kulânarva Tantra l’indique également : « Si en buvant, on pouvait atteindre la Libération, tous les alcooliques seraient délivrés. Si en ayant des relations sexuelles avec une femme, on parvenait à la Délivrance, ce serait le cas de tout le monde. […] La gratification des appétits sensuels n’est pas le but du rite tantrique. »
Makara
Makâra (मकार) désigne un acte commençant par le son ou la lettre « M », mais Makara (मकर), dans la tradition hindoue, est aussi le nom d’un monstre marin :
« Le Makara est le crocodile (shishumâra ou shimshumârî) aux mâchoires ouvertes qui se tient “contre le courant” représentant la voie unique par laquelle tout être doit passer nécessairement, et qui se présente ainsi comme le “gardien de la porte” qu’il doit franchir pour être libéré des conditions limitatives [35] (symbolisées aussi par le pâsha [« nœud coulant »] de Varuna) qui le retiennent dans le domaine de l’existence contingente et manifestée (36). D’autre part, ce même Makara est, dans le Zodiaque hindou, le signe du Capricorne, c’est-à-dire la “porte des Dieux” (37) ; il a donc deux aspects apparemment opposés, “bénéfique” et “maléfique” si l’on veut, qui correspondent aussi à la dualité de Mitra et de Varuna (réunis en un couple indissoluble sous la forme duelle Mitrâvarunau), ou du “Soleil diurne” et du “Soleil nocturne”, ce qui revient à dire que, suivant l’état auquel est parvenu l’être qui se présente devant lui, sa bouche est pour celui-ci la “porte de la Délivrance” ou les “mâchoires de la Mort” (38). Ce dernier cas est celui de l’homme ordinaire qui doit, en passant par la mort, revenir à un autre état de manifestation, tandis que le premier est celui de l’être qui est “qualifié pour passer à travers le milieu du Soleil”, par le moyen du “septième rayon”, parce qu’il s’est déjà identifié au Soleil lui-même, et qu’ainsi, à la question : “qui es-tu ?” qui lui est posée lorsqu’il arrive à cette porte, il peut répondre véritablement : “Je suis Toi” » (39).
Sous son aspect « bénéfique », au lieu de l’aspect du crocodile « dévorateur », le Makara revêt alors celui du dauphin « sauveur » (40). Le Makara se rapporte ainsi au symbolisme général du poisson, et plus spécialement du « poisson-sauveur » (41). Si le Matsya-avatâra, le prophète Jonas ou l’Ichthus des premiers chrétiens sont des exemples connus du symbolisme sotériologique du poisson, Matsyendra Nâth, le « Seigneur du Poisson », en est un autre. Il est à l’origine de la voie initiatique du tantrisme Kaula (42). Selon le procédé du double sens (shlesa) ou de la formule indicative, courant dans le Tantrisme, le rite des cinq Makâras est alors une allusion à celui qui l’a institué : le « Seigneur du Makara » (du Poisson) est le « Seigneur du Makâra », c’est-à-dire de l’ « Acte M ». D’après une version de sa légende, Matsyendra Nâth demeura dans le corps d’un poisson d’où il entendit l’enseignement ésotérique que dispensait Shiva à Parvati (43). Après douze ans de sâdhana (44), il en sortit comme un être réalisé. À l’instar de l’histoire biblique de Jonas, cette période d’« obscuration » dans le ventre du poisson correspond évidemment à l’intervalle entre deux états et la sortie à une « nouvelle naissance. » Bien sûr, ces « légendes » sont des modèles symboliques du processus initiatique de la réalisation.
René Guénon a également signalé « l’étroite connexion qui existe entre le symbole du dauphin et celui de la “Femme de mer” (l’Aphrodite Anadyomène des Grecs). » Il a encore indiqué que le « sens de “matrice” (la yoni sanscrite) se trouve aussi impliqué dans le mot grec delphus, qui est en même temps le nom du dauphin » (45), c’est-à-dire du Makara. Ce symbolisme du poisson et de la yoni se trouve lui-même réuni dans le centre spirituel du tantrisme Kaula qui est représenté par la montagne bleue (nilachal) de Kâmâkhyâ en Assam (46). C’est à la fois la région où l’on situe l’histoire de la révélation du « Seigneur du Poisson », Matsyendra Nâth, et celle où se trouve la yoni de la Devî (47), c’est-à-dire le lieu de la manifestation du Verbe sous ses attributs de « Principe de vie », de « Révélateur » et de « Sauveur. »
On comprend, dès lors, que les cinq Makâras sont à la fois ce qui enchaîne l’être à l’état humain, c’est-à-dire qu’ils sont les « gardiens de la porte » ou les « mâchoires de la Mort », et ce qui permet de s’en libérer, à savoir les « portes de la Délivrance. » Cela en vertu de l’adage tantrique selon lequel « là où est le poison mortel, là est le nectar d’immortalité » (yathâ garal tathâ sudhâ). On sait que tout ce qui est « poison » sous un certain aspect est en même temps « remède » sous un aspect contraire. Ce qui enchaîne l’homme aux conditions limitatives de l’existence, ce sont évidemment les cinq sens.
Un processus de résorption
Les « Cinq M » correspondent ainsi aux cinq sens et aux cinq Éléments : Mudra, céréale, au sens de l’odorat et à l’élément Terre ; Matsya, le poisson, au goût et à l’élément Eau ; Madya, le vin, à la vue et au Feu ; Mâmsa, la viande, au toucher et à l’Air ; Maithuna au sens de l’ouïe et à l’Éther. Le rite des « Cinq Makâras » représente en réalité un processus de résorption des différents éléments constitutifs de la manifestation individuelle dans leur principe. Il offre ainsi la possibilité de sortir des conditions individuelles en s’affranchissant des déterminations particulières et limitatives (upâdhi) de l’existence corporelle (48), qui sont regardés comme autant de liens (49). Loin d’encourager ou de promouvoir ce dont les profanes l’accusent, à savoir un prétexte à des comportements hédonistes et licencieux ou à une exacerbation déréglée des sens, le Tantrisme, avec le rite initiatique des Pañcha-Makâras, vise au contraire à la disparition ordonnée de toute « sensualité. »
Comme en arabe (al-Mawt) ou en français, « M » en sanskrit est aussi l’initiale de la « Mort » : Mrtyu. Les « Cinq M » sont alors les « Cinq Morts » qui se rapportent au processus de résorption successif des cinq sens. À la « mort » à l’aspect sensible correspond la naissance à l’aspect intelligible : c’est un passage de l’être individuel à l’Être Universel lors duquel le voile de l’extérieur est enlevé pour révéler la Réalité divine intérieure. Si la perception sensible des choses voile l’homme, la perception intelligible révèle la Réalité divine de toutes choses (50). Ces « Cinq Morts » sont donc, en réalité, des transformations comme l’indique le fait que la troisième mâtrâ du monosyllabe sacré Om (Aum), c’est-à-dire la lettre « M », s’appelle makâra et qu’elle correspond à Shiva, le « Transformateur » qui préside à la résorption cosmique. Selon le Prapanchasâtra Tantra (ch. III), « les trois Dêvatas Brahmâ, Vishnu et Rudra (Shiva), avec leur Shaktis, naissent des lettres A (akâra), U (ukâra), M (makâra), de l’Omkâra » (51).
Cette résorption doit s’effectuer graduellement suivant un ordre qui est inverse de celui de la production (srishti) ou du développement (prapancha) de la manifestation. Les éléments ou principes dont il s’agit sont les vingt-cinq tattwas (5 x 5) que le Sânkhya énumère comme productions de Prakriti sous l’influence de Purusha, (52) c’est-à-dire de Shiva et de sa Shaktî.
Chaque Élément (bhûta), avec chaque essence élémentaire subtile, c’est-à-dire le tanmâtra auquel il correspond, avec les facultés de sensation (jnânêndriyas) et d’action (karmêndriyas) qui procèdent de celui-ci, est résorbé dans celui qui le précède immédiatement selon l’ordre de production, de telle sorte que l’ordre de résorption est le suivant : 1° la Terre (prithvî), avec la qualité olfactive (gandha), le sens de l’odorat (ghrâna) et la faculté de locomotion (pâda) ; 2° l’Eau (ap), avec la qualité sapide (rasa), le sens du goût (rasana) et la faculté de préhension (pâni) ; 3° le Feu (têjas), avec la qualité visuelle (rûpa), le sens de la vue (chakshus) et la faculté d’excrétion (pâyu) ; 4° l’Air (vâyu), avec la qualité tactile (sparsha), le sens du toucher (twach) et la faculté de génération (upastha) ; 5° l’Éther (âkâsha), avec la qualité sonore (shabda), le sens de l’ouïe (shrotra) et la faculté de la parole (vâch) ; et enfin, au dernier stade, le tout est résorbé dans le “sens interne” (manas), toute la manifestation individuelle se trouvant ainsi réduite à son premier terme, et comme concentrée en un point au-delà duquel l’être passe dans un autre domaine. « Tels seront donc les degrés préparatoires que devra traverser successivement celui qui suit cette voie de “dissolution”, s’affranchissant ainsi graduellement des différentes conditions limitatives de l’individualité, avant d’atteindre l’état supra-individuel où pourra être réalisée, dans la Conscience pure (Chit), totale et informelle, l’union effective avec le Soi suprême (Paramâtmâ), union dont résulte immédiatement la “Délivrance” (Moksha) » (53).
Marc Brion
Kâlî
Varuna et le Makara
Panchamundi asana
Les cinq crânes représentent la mort des cinq sens sous l’égide de la Déesse
Les Dêvatas dans les lettres de l’Omkâra
Matsyendra Nâth
Le temple de Kâmâkhya (1979)
Pour citer cet article :
Marc Brion, « Le secret des Cinq Makâras », Cahiers de l’Unité, n° 3, juillet-août-septembre, 2016 (en ligne).
© Cahiers de l’Unité, 2016
juillet-août-sept. 2024