Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
Le mythe d’Arthur
Des bardes celtes à la culture de masse
Collection Le Savoir Suisse, 160 pages, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019
Hervé Dumont
« ...Ceste Queste n’est mie queste de terriennes choses, ainz doit estre li encerchemenz des grans secrez et des privelez de Nostre Seignor. »
Le symbole du Graal, avec tout ce qui s’y rapporte, est de ceux dont la nature même est essentiellement ésotérique et initiatique. Sans connaissance de la doctrine ésotérique et de la voie initiatique on ne peut découvrir les « grands secrets » de Dieu, c’est cette découverte qui est la définition même de la quête du Graal selon les manuscrits (Bnf, fonds fr., ms 112, liv. IV, fol. 88) (1). C’est là un point fondamental, incontestable et définitif.
Pour ceux qui méconnaissent ce domaine, la plupart des épisodes de la Matière de Bretagne resteront des énigmes insolubles. C’est ce que nous montre malheureusement l’énorme corpus universitaire des études arthuriennes désormais largement et facilement accessible. À son propos, aujourd’hui, celui-ci fait penser à ce passage du Perlesvaus, le « Haut Livre du Graal » : « Mes s’il deüst conquerre tot l’or du mont n’entrast il dedenz ; e si ne li deffendoit nus, car li huis estoit overz, ne il ne voit nului qui li deffendist. » (« Mais même s’il avait dû y trouver tout l’or du monde, il n’aurait pu y entrer, et pourtant personne n’en défendait l’accès : la porte était ouverte, et il ne voyait personne qui en interdise l’entrée. »).
Sans conteste, quant au sens, il y a évidemment dans ce corpus nombre d’études intelligentes, érudites, éclairantes et fines, mais si on n’a pas lu et médité le chapitre V du Roi du Monde intitulé « Le symbolisme du Graal », et aussi, notamment « Le Saint Graal » (1934) ou « L’ésotérisme du Graal » publié dans les Cahiers du Sud en 1951, et, en réalité, toute l’œuvre de R. Guénon, on ne pourra probablement jamais comprendre ce qu’il faut entendre effectivement par ésotérisme et initiation, ni ainsi s’asseoir sur le « Siège Périlleux », et la quête de l’intelligence du Graal restera à jamais inachevée.
Par un effet des domaines commerciaux et sous-culturels, ces deux termes (ésotérisme et initiation) ont connu la déchéance sordide que l’ont sait. La modernité les a couvert de boue. Sous ce rapport, en fermant l’horizon de la connaissance, ils sont ainsi devenus le fatal récif qui fait s’échouer la plupart des médiévistes, aussi brillants soient-ils, leur mescheance sans doute (2). Il convient cependant de leur témoigner toute notre gratitude pour leur rôle de transmetteurs et pour leurs efforts qui ont maintenu vivants jusqu’à nos jours les romans du Saint Graal. Ce qui signifie nécessairement quelque chose, et si tant est que ce ne soit pas l’influence même à l’origine de ces romans qui a voulu qu’ils se maintiennent dans les consciences jusqu’à nos jours. Sans doute est-ce le Graal lui-même qui a voulu que l’on continue de parler de lui, jusqu’à la fin des temps.
Quoi qu’il en soit, ceux qui ont compris les clefs offertes par l’œuvre de Guénon et qui sont capables de les utiliser sont extraordinairement peu nombreux. Il reste ainsi tout un travail d’explication à mener dans ce domaine. La parution de ce livre, Le mythe d’Arthur, par un amateur – au sens noble du terme, qui est non pas « celui qui aime », comme on le dit communément, mais par un véritable « amoureux » –, M. Hervé Dumont, qui a compris le sens véritable de ces deux mots (ésotérisme et initiation) est donc un événement qui doit être signalé. En se plaçant dans la perspective intellectuelle traditionnelle, l’auteur a été en mesure d’offrir un aperçu de la véritable senefiance des Contes du Graal.
L’ouvrage se déploie en trois grandes parties. La première présente un panorama rapide de la littérature arthurienne. Il témoigne de la fréquentation assidue de l’auteur avec son sujet. Ce n’était pas si facile à faire en quelques pages de manière claire. C’est une présentation utile pour le lecteur novice, et un rappel fructueux pour ceux qui connaissent déjà la question. Lors de cette introduction M. Dumont ne manque pas de critiquer, de façon pertinente et bienvenue, la plupart des théories modernes qui ont tenté de rendre compte du cycle du Graal. La deuxième partie concerne la signification de celui-ci. La troisième et dernière partie expose de façon détaillée la dégradation de la légende arthurienne dans la modernité, c’est-à-dire dans l’histoire (3), la littérature et le registre cinématographique. Nous en dirons quelques mots. Ce dernier aspect pourrait surprendre, mais il s’explique par le fait que l’auteur est historien du sujet, et fut notamment le directeur de la cinémathèque suisse de 1996 à 2008.
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Granz aventures et granz merveilles
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L’auteur souligne très justement que la contribution de Wolfram von Eschenbach est souvent minimisée par les romanistes alors qu’elle est plus approfondie et plus développée que celle de Chrétien de Troyes. Au regard de son origine, nous ne sommes pas certain que l’œuvre de Chrétien soit moins profonde que celle de Wolfram, mais il est sûr que celle du grand Minnesänger bavarois est moins cryptique que celle du Français (4). Sous ce rapport, elle offre une entrée plus directe dans les « mystères du Graal ». Et c’est sans doute pour cela qu’elle a été plus négligée : elle est d’emblée plus déconcertante pour les modernes. Un des points remarquables repérés par l’auteur à ce propos est celui de « l’entente universelle des religions ». C’est là un des thèmes qui attestent de la nature ésotérique des contes du Graal. Il est souvent incompris des spécialistes tant il les décontenance ou heurte les préjugés d’un certain «provincialisme» intellectuel ou religieux. M. Dumont cite à ce sujet le vers 1225 de La Queste des Saint Graal anonyme : « De toutes terres où habite la chevalerie, soit chrétienne, soit païenne, les chevaliers viennent à la Table Ronde. » Il note la présence de Cligès, prince de Byzance, et dans Le Roman de Tristan en prose, parmi les douze fils d’Esclabor le Méconnu, roi de Babylone, celle de sire Palamède, chevalier sarrasin, fameux rival de Tristan, avec ses frères les princes Safir et Segwaridès.
La tradition hyperboréenne
À propos de ce roi « Esclabor », il semble qu’il faudrait rapprocher son nom de celui d’Escalibor (Excalibur), l’épée palladium d’Arthur, dont une des significations serait « Ex Caelis Bor », « Venue du Ciel de Borée », c’est-à-dire «épée hyperboréenne» (5). Si le symbolisme de l’ours propre au nom du roi Arthur (arth, αρχτοζ, riksha) est essentiellement hyperboréen, comme l’indique Guénon (6), il est naturel que l’épée qui assura son investiture le fut aussi. Et sachant le symbolisme de la constitution duodénaire des centres spirituels, on comprend qu’Esclabor, « roi de Babylone », avec ses douze fils, est un équivalent oriental d’Arthur et des douze chevaliers principaux de la Table Ronde. Le nom du roi, à l’instar de celui d’Arthur, exprimant ainsi l’origine de son lignage initiatique. Il s’agit dans les deux cas de centres spirituels conservateurs de la tradition et de l’initiation (7).
Le parallèle ne s’arrête pas là. Sire Palamède (8), fils aîné d’Esclabor, est surnommé le chevalier à la Beste Glatissant, en raison de sa poursuite incessante d’une beste des merveilles. On y a vu une mise en abyme allégorique de l’amour de Palamède pour Iseut : « En dépit du refus obstiné d’Iseut, l’amour de Palamède ne diminue jamais, tout comme son ardent désir de capturer la Bête. » (9) Mais sa chasse est d’abord un analogon de la quête du Graal. Pour éclairer sa signification, mais sans révéler le secret de son rapport avec le Graal Merlin déclare au roi Arthur qu’il s’agit d’« une des aventures dou Graal ».
La Beste Glatissant
La Bête mi-merveilleuse, mi-monstrueuse, est associée dès l’origine à l’Estoire del Saint Graal. Elle guide le narrateur vers le livre des « grans merveilles » qui lui avait été donné, puis repris par le Ciel. Elle y est décrite comme ayant tête et cou de brebis, avec des pattes noires de chien tandis que son corps ressemblant à un renard est blanc, avec une queue de lion. Dans Perlesvaus, cet animal étrange est blanc comme la neige, plus grand qu’un lièvre, mais plus petit qu’un renard, d’une très grande beauté, avec des yeux comme deux émeraudes. Rien de monstrueux en lui, excepté l’aboiement des douze chiens qu’il porte en lui, d’où son nom, et qui vont le tuer et le dépecer, sans le manger, en sortant de son ventre. Ainsi que l’interprète Mme Edina Bozóky, cet épisode « est en rapport étroit avec la symbolique chrétienne du Graal : l’animal symbolise le Christ sacrifié ; sa chair recueillie dans des récipients précieux nous rappelle le sang du Christ recueilli dans le Graal. Les autres éléments de cette scène (blancheur de l’animal, croix vermeille, vêtement blanc des personnages qui recueillent la chair, l’odeur suave qui se répand à l’endroit du sacrifice) correspondent aussi à des motifs importants de l’histoire du Graal racontée dans ce roman. » (10)
Chez Gerbert de Montreuil, la Beste devient grant à mervuelles. Dans la Suite du Merlin, et dans Tristan, elle change progressivement de forme pour devenir un monstre à tête et cou de serpent, ayant « toutes les couleurs du monde » sur son front (exerçant un effet de fascination et d’amnésie sur ceux qui l’approchent, hommes et animaux), les oreilles droites comme un lévrier, des yeux flamboyants, des défenses plus grandes que celles d’un sanglier, une queue de lion, des pieds de cerf et un corps de léopard (11). Dans Perceforest, elle tient à la fois du dragon, du leucocrote et du scytalis. Les manuscrits BN fr. 343, f. 101 v et BN 755, f. 4 v font d’elle un dragon, la seconde miniature la dotant de sept têtes (12). L’animal ayant tué ses onze frères, Palamède, pour les venger, entreprend une chasse incessante afin de le mettre à mort.
Pour comprendre l’intérêt de ces épisodes, il faut se souvenir que le roi méhaigné, le roi infirme gardien du Graal, est détenteur d’une science inconnue qui ne peut s’exprimer clairement. Le roi attend la question de Perceval et provoque en même temps son silence, à l’instar du Graal qui apparaît et disparaît, se livre et se dérobe. Cette science incommunicable, qui ne peut s’enseigner discursivement, est celle-là même des symboles de cette « révélation » que sont les Contes du Graal qui en figurent la synthèse. Cette connaissance cachée qui ne peut être dite n’est autre que celle qui est ainsi autant voilée que dévoilée. « Révéler » veut dire « écarter le voile », mais aussi «recouvrir d’un voile» ; c’est ainsi que la parole manifeste et voile tout à la fois la pensée qu’elle exprime. Ce secret inexprimable est celui de l’initiation. Le roi méhaigné, devenu impuissant, stérile et silencieux, est une personnification de celle-ci en Occident. C’est la voie des « petits mystères » que personne ne veut ou ne peut plus suivre jusqu’à la venue des chevaliers (13).
Le symbolisme étant la langue initiatique par excellence, on aura compris que la Beste Glatissant est un pur symbole qui doit être envisagé sous différents aspects à différentes époques, étant entendu que tout véritable symbole renferme toujours une pluralité de sens, qui, bien loin de s’exclure ou de se contredire, s’harmonisent au contraire et se complètent les uns les autres (14). Si l’on se souvient que la Beste intervient dans le premier livre du cycle en guidant vers le livre du Graal, on peut penser qu’elle en est aussi l’ultime senefiance pour celui qui pourrait s’en saisir. Sa chasse est la quête du sens pour découvrir la vérité du livre. Les quêteurs le disent eux-mêmes, comme Yvain à Galaad : « Je jamais ne cesseray de suivre la devant que j’en sache la vérité. » (15)
Dans le Perlesvaus, son sacrifice est une description symbolique du passage de l’unité à la multiplicité. À cet égard, elle représente alors un aspect de la Tradition primordiale, tandis que les chiens qui sont en elle représentent les formes traditionnelles particulières. Si l’on parvient à se défaire du positivisme de l’historicité – tout à fait vain pour comprendre les contes du Graal – et à sortir de l’illusion diégétique – mais l’on sait que s’extraire de la temporalité de la narration est la grande difficulté des mentalités matérialistes –, les versions suivantes s’articulent logiquement avec les précédentes. L’image de la Beste correspond alors à un autre moment cyclique où elle n’est plus perçue que dans les formes particulières (« toutes les couleurs du monde »), mais où s’oublie progressivement sa véritable nature (effet d’amnésie), et enfin elle est comme un « dragon à sept têtes », parce que la contre-tradition s’est substituée à elle à la fin du cycle. Sa mise à mort désigne, d’une part, la nécessité de percer l’écorce des apparences des formes particulières, et, d’autre part, la victoire finale contre la bête apocalyptique.
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Le registre cinématographique
Nous l’avons signalé, M. Hervé Dumont fut directeur de la cinémathèque suisse pendant presque une quinzaine d’années. À ce titre, il a voulu rendre compte de la présence des romans arthuriens dans le domaine cinématographique. Il a d’abord salué les « apports technologiques » qui ont permis de « recréer de l’imaginaire en mouvement avec une ressemblance et une sensation de proximité jusqu’alors inconnues. » (p. 10) Nous ne partageons guère son enthousiasme pour la technologie. En effet, celle-ci n’est certainement pas quelque chose d’admirable ni même de suffisamment neutre pour laisser indifférent. L’opinion commune, qui voudrait que les inventions modernes soient bienfaisantes ou malfaisantes selon l’usage qui en fait, n’est pas fondée, sinon sur une appréciation à très courte vue. C’est un domaine qui porte en lui, par nature, des valeurs et des conséquences différées qui sont, pour la plupart, fondamentalement négatives et pernicieuses.
Nous ne pouvons en faire ici l’inventaire, mais il ne serait pas inutile un jour de reprendre ce sujet en montrant pourquoi et comment, au-delà de leurs aspects positifs immédiats qui font leur succès, les inventions modernes recèlent une face sombre tout à fait dangereuse qui n’apparaît généralement qu’avec le temps. Face ténébreuse, plus ou moins cachée, qui est beaucoup plus importante et puissante que le visage souriant et trompeur de l’illusion du progrès qu’elles offrent de prime abord. Ce qui était irrecevable, sinon impensable à l’époque où René Guénon formulait ses explications, ses mises en garde et ses jugements à ce propos (16), commence maintenant à être accepté dans une partie des populations occidentales (17), non pas pour des raisons de principe, mais par pragmatisme (lequel étant un matérialisme pratique est indifférent à la vérité). En effet, l’utilité apparente et initiale de bien des inventions tend aujourd’hui à s’estomper sous l’ombre de leurs méfaits. Les dernières décennies ont vu la mise en cause du développement industriel, c’est-à-dire matériel, et une opposition grandissante aux solutions technologiques. Certains ont fini par se rendre compte que le plastique, l’amiante, le pétrole, le béton (18), les pesticides, les produits de synthèse chimiques, etc, présentaient des dangers qui dépassaient leurs avantages.
Nature et rôle du cinématographe
Avant de présenter sa filmographie critique des thèmes arthuriens dans la dernière partie de son livre, on aurait aimé que l’auteur offrît à ses lecteurs, plutôt qu’une simple critique de convention, quelques notions plus approfondies sur la nature même de la cinématographie, et sa diffusion de masse au travers des ordinateurs individuels (19) et de la télévision, à savoir son rôle exact (20) (après le travail et le sommeil, la troisième activité de la majeure partie des populations occidentales est de regarder la télévision). La question de la nature propre du cinéma ne va pas de soi, et ne pas l’aborder tend à faire croire qu’il n’y a pas à s’interroger sur celle-ci. Si M. Dumont craignait de heurter un public non-préparé à entendre le point de vue traditionnel, il aurait pu s’en tenir au point de vue sociologique en se référant, malgré le caractère marxien de leurs théories, à Siegfried Kracauer (1889-1966) (21), Theodor W. Adorno (22), Max Horkheimer, ou Guy Debord (23), afin de donner quelques pistes de réflexion critique dignes d’intérêt.
Il aurait aussi pu rappeler que, dans Le Cinéma du diable (1947), le réalisateur et essayiste Jean Epstein (1897-1953) compara le cinématographe avec les grandes inventions toujours d’abord accusés d’être diaboliques, prenant comme exemple, selon une rhétorique devenue courante, l’hostilité rencontrée par Papin et son bateau à vapeur, celle contre Cugnot et son fardier, les premières montgolfières que de pieux paysans lacéraient de leurs fourches, ou les premiers chemins de fer. Rhétorique spécieuse comme l’a relevé M. Stéphane Zagdanski à qui nous avons emprunté cet exemple (24), puisque l’invention cinématographique fut accueillie avec un immense enthousiasme en 1895. La raison en est que nous étions alors à une époque autre que celle de certaines inventions antérieures. Sans idéaliser le « peuple » comme le font certains, on peut néanmoins penser que les réactions hostiles de celui-ci autrefois pouvaient être celles d’une population encore effectivement catholique à travers laquelle se manifestaient les influences traditionnelles. Il y avait sans doute dans ce rejet, non pas de l’obscurantisme comme le voudraient les modernes, pour qui le « peuple » dans ce cas n’est plus alors une référence, mais une perception aiguë, quoique informulée, du caractère malfaisant de certaines inventions.
« Qu’est-ce que le cinéma ? »
Qu’en est-il alors du statut de la cinématographie ? Quelle est la valeur de cette invention moderne ? « Qu’est-ce que le cinéma ? » dirions-nous pour reprendre la question que posait le titre du recueil des textes d’André Bazin (1918-1958), le fondateur des Cahiers du cinéma. Ce n’est toutefois pas chez lui que l’on trouvera la réponse, tant sa théorisation et ses analyses confuses sont à peu près complètement erronées. Sans doute sous l’influence de l’idéologie du progrès, et par cet aveuglement matérialiste qui confère une suprématie au réalisme plastique, c’est-à-dire au naturalisme, il inversait même les choses en voyant dans la photographie et le cinématographe l’aboutissement ultime de l’art pictural. Pour lui Niepce et Lumière «furent les rédempteurs» de la peinture occidentale, ce sont ses termes...
Les lecteurs qualifiés de l’œuvre de René Guénon savent que pour qu’un art soit traditionnel, il faut qu’il se rattache à un principe supérieur dont il dérive à titre d’application contingente. On sait que ce fut le cas du théâtre à l’origine qui n’est devenu profane que par suite de la dégénérescence de l’humanité au cours de la marche descendante de son cycle historique. Le cinéma n’a jamais eu ce caractère, ni à son origine ni maintenant. Il est né à l’époque industrielle (il est emblématique que le premier film de l’histoire représente une sortie d’usine), et il est inséparable des conditions technologiques qui lui ont donné naissance. Il est un dérivé ou un sous-produit du théâtre profane et de la photographie, cette dernière étant elle-même un dérivé technologique de l’art pictural.
Le théâtre traditionnel est une image du monde, de même que le monde est une «représentation» en tant qu’il n’existe que comme expression du Principe. La fonction du théâtre traditionnel, par la mise en œuvre du symbolisme, est de permettre aux spectateurs de participer d’une certaine manière à l’ordre principiel (25). C’est ce qui fait son caractère traditionnel. C’est lorsqu’il est considéré dans ce qu’il est en lui-même, et non comme rapporté au Principe, que le théâtre, comme le monde, devient profane. C’est évidemment le cas du cinéma qui n’a jamais été envisagé autrement.
Autant le monde est un produit de l’art divin, la Mâyâ de l’Hindouisme, dans lequel le Principe se révèle et se cache à la fois, autant le cinéma est un art profane produit par l’homme qui ne recèle aucune transcendance, sinon par l’effet lointain de la mise en abyme spéculaire. Le monde est une illusion, non pas en tant qu’il n’existerait pas, mais parce qu’il est un degré inférieur de la Réalité dès qu’on le rapporte au Principe. Si la perception du Principe est déjà voilée par le monde, qu’en sera-t-il en étant également voilée par une autre illusion élaborée par l’homme ? Le spectateur d’un film qui vit déjà dans une illusion, se plonge ainsi dans une autre illusion, qui n’ayant rien de divin le séparera même du monde. Il sera alors doublement voilé. La vie par procuration offerte par la démiurgie cinématographique n’est pas la vie. Dès lors, le cinéma ne serait-il pas sans évoquer ce front moiré de « toutes les couleurs du monde » de la Bête Glatissante lorsqu’elle se transforme en monstre à cou de serpent pour exercer un effet de fascination et d’amnésie ? Si l’on sait que c’est afin d’immobiliser ses proies pour les tuer, on peut se douter de l’ultime raison d’être de cette invention qu’est le cinéma...
On pourrait objecter à cela que rien n’étant en dehors du Principe, le domaine cinématographique en fait également partie. Râmana Maharshi ne dédaignait d’ailleurs pas d’employer l’analogie du cinéma pour faire comprendre le Soi (26). C’est en effet le cas, mais seulement pour ceux capables de tout reconduire au Principe, c’est-à-dire aujourd’hui pour une infime minorité. Soutenir le contraire reviendrait à prétendre qu’il n’y aurait aucune différence entre l’art sacré et l’art profane. Il est aussi évident que l’emploi d’un tel support symbolique par Shrî Râmana s’adressait à une certaine catégorie d’auditeurs. On ne versera donc pas dans l’erreur du sophisme qui déduirait que le cinéma a par conséquent une légitimité traditionnelle. Pour reprendre l’exemple du verset coranique cité par un de nos confrères dans le numéro précédent : « En vérité, Dieu n’hésite pas à proposer comme symbole un moucheron ou quoique ce soit de plus élevé. » (II, 26) On le voit ainsi, tout peut être le symbole d’une autre réalité ; pour autant, on n’assimilera pas sous ce prétexte un moucheron à un aigle. C’est d’ailleurs ce qu’indique la suite du verset... (27)
Un média de masse
M. Dumont considère que l’industrie de l’audiovisuel « travaille comme un phénoménal baromètre du subconscient collectif, un sismographe révélant le profil subtil, l’état d’esprit, les goûts, les fixations, les prêt-à-porter idéologiques, les rêveries et les craintes de chaque décennie. » (p. 98) À partir de cet axiome, il présente une filmographie « arthurienne » qu’il met en parallèle avec diverses situations socio-politiques du XXe siècle. Nous ne voyons pas exactement ce que M. Dumont entend par « subconscient collectif », lequel désigne normalement le psychisme le plus inférieur, à savoir l’infra-humain, mais quoi qu’il en soit nous ne souscrivons pas à cette méthode interprétative. Elle nous semble insuffisante, sinon une erreur, tant chez Siegfried Kraucaer qui semble avoir été le premier à mettre en œuvre la psychosociologie du cinéma, que chez Gilbert Simondo (1924-1989) qui la reprendra plus tard (28). Il ne nous paraît pas que l’on puisse la systématiser. Certes, un film est souvent plus ou moins lié à l’époque où il apparaît, mais il reflète moins la mentalité de celle-ci qu’il tend d’abord à la former dès lors qu’il sort du registre du divertissement, c’est-à-dire de l’hébétude hypnotique (29). La volonté propagandiste de la majeure partie des œuvres cinématographiques est d’ailleurs bien connue (30).
Bien entendu, il n’est pas possible ici de traiter de cette question dans le détail, mais nous signalerons que ce que M. Dumont appelle le « large public » n’est autre que la masse dont le rôle historique consiste surtout à se laisser mener, parce qu’elle ne représente qu’un élément passif, une « matière » au sens aristotélicien. Si la masse est déjà passive en soi, elle l’est encore plus dans l’obscurité d’une projection cinématographique ou immobile sous le rayonnement des flux plasmatiques. En même temps, on fait croire à cette masse qu’elle n’est pas menée, qu’elle agit spontanément et qu’elle se gouverne elle-même, qu’elle choisit et apprécie elle-même les choses, et le fait qu’elle le croit permet d’entrevoir jusqu’où peut aller son inintelligence.
Ainsi, il n’y a pas de « créations populaires » dont les réalisateurs et les producteurs seraient les interprètes. Ce sont eux, au contraire, qui instillent dans la masse, par la suggestion psychologique et hypnotique des images et de la musique, une fausse représentation des êtres, des choses et du monde, un certain rapport à soi-même et au monde de nature idéologique, psychologique et esthétique, avec plus ou moins de succès (31). Ce qui ne veut pas dire que les producteurs et les réalisateurs ne sont pas eux-mêmes suggestionnés avant de suggestionner les autres.
Médiévalisme, uniformisation du passé et mercatique
Pour le cas de la thématique arthurienne dans le domaine de la fiction cinématographique, il nous semble que le livre de M. Dumont sur ce point aurait gagné en clarté par le recours à la notion de « médiévalisme ». Ce terme désigne la représentation post-médiévale du moyen âge à des fins diverses : littéraires, musicales, théâtrales, cinématographiques, ludiques, etc. – nous écartons de cette définition le versant érudit qui relève d’un autre registre. En littérature, le médiévalisme a débuté au XIXe siècle avec Ivanhoé (1819) de Walter Scott et Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo. Il paraît également lié à l’élaboration de l’idée des États-nations à la même époque. Cette notion est maintenant riche de nombreuses études auxquelles on voudra bien se reporter (32). Dans la fiction cinématographique, la thématique arthurienne n’est pas ainsi la rémanence mystérieuse d’une puissante mythologie qui survivrait dans les consciences à travers l’histoire et selon les circonstances. La présence de cette thématique sur les écrans de la modernité n’y est qu’en tant que sous-genre du médiévalisme contemporain, lequel n’est évidemment qu’une fantasmagorie de plus engendrée par le monde moderne (33).
La Kulturindustrie, l’industrie culturelle (34), à laquelle appartient en réalité le cinéma, présente une faculté particulière, similaire à celle de la publicité avec laquelle il entretient des liens étroits, qui est celle du « recyclage » pour créer de la nouveauté apparente. Cette utilisation du passé est un procédé destiné à recharger le révolver du consumérisme généralisé, et à remplir le présent tout en vidant le passé de son sens dans un but d’uniformisation mondialisée.
Le médiévalisme, avec ses codes d’identité forts (châteaux, chevaux, armures, bannières, épées, etc.) permet aujourd’hui d’offrir au public le cadre d’une gamme variée d’émotions et d’actions, c’est-à-dire un produit de consommation de masse. Directement issu du succès d’un secteur de la littérature de fiction, ce n’est qu’un segment de la mercatique industrielle. Pour une période et pour un large sous-groupe du marché des spectateurs, le médiévalisme est devenu plus attrayant que l’Antiquité («l’antiquitisme»), lequel reste néanmoins toujours en lice, ou que le genre « western », aujourd’hui moralement dévalorisé par l’image désormais négative de la colonisation et du massacre des Indiens, et aussi peut-être par la monstruosité sociétale que sont les États-Unis, à laquelle a finalement abouti la violence cupide des pionniers-vachers.
M. Dumont a répertorié 210 productions audiovisuelles qui, de 1953 à 2019, se rattachent directement aux romans arthuriens. Dans sa filmographie critique, il passe en revue les plus notables. Comme pour tout bon connaisseur de la véritable littérature arthurienne, aucune ne trouve grâce à ses yeux. Il évoque à ce sujet un « détournement du contenu de la “Matière de Bretagne” », un « mythe devenu fantôme », « une coquille vide », « un récit conté par un idiot, rempli de bruit et de fureur, qui ne signifie plus rien. » Nous ne pouvons que lui donner raison. La vampirisation de la littérature par le cinéma laisse toujours ses victimes exsangues. Il y a une impossibilité à adapter cinématographiquement les romans du Graal ; et, même si n’importe quoi peut être l’occasion d’un développement spirituel (35), les films ne pourront jamais donner ce qui peut être obtenu par la lecture méditative des livres du cycle du Saint Graal.
Laurent Guyot
Her Wolfram von Eschenbach d’après la miniature du Codex Manesse
Parzival, (Perceval le Gallois)
Excellente traduction française d’Ernest Tonnelat parue initialement en 1934 aux Éditions Montaigne chez Aubier et recommandée par Jean Fourquet et André Moret.
Le roi Arthur tirant l’épée Excalibur du perron de pierre.
« Et les letres qui estoient en l’espee escrites disoient qu’ele avoit non Eschalibor. Et c’est un non qui dist en ebrieu “trenche fer et acier et fust”. »
(Le Livre du Graal I : Merlin, Irène Freire-Nunes (éd.), Paris, 2001)
Le matin de Noël, à Logres, les grands du royaume voient un perron sur lequel est une enclume ; dans l’enclume une épée est fichée. Après la bénédiction de l’archevêque, des lettres d’or apparaissent sur l’épée qui disent que « cil qui osteroit cele espee, il seroit rois de la terre par l’élection Jhesucrist ». Aucun des « haut homme » n’y parvient. Le jeune Arthur, en quête d’une épée, passe par hasard devant l’enclume et saisit l’arme merveilleuse ; il renouvelle l’exploit à la Chandeleur et à Pâques, devant la cour assemblée, et une quatrième fois à la Pentecôte. Les barons hostiles à ce nouveau roi d’obscure condition doivent enfin se rendre à l’évidence.
Brunor le Noir et Palamède se rencontrant
(Paris, BnF, Français 100 f.131v)
Joute entre Tristan et Palamède
Roman de Tristan, miniature d’Évrard d’Espinques, 1463
Bête glatissante buvant
(Paris, BnF, Français 755 f.4v)
Palamède tuant la Bête glatissante sous le regard de Perceval et Galaad.
(Paris, BnF, Français 112 (3) f.147)
La Dame du Lac reprend Excalibur.
Selon une légende, le lac serait celui de Llyn Ogwen au Nord-Ouest du Pays de Galles.
La Bête de l’Apocalypse
Georg Lemberger
(Paris, BnF, Français 112 (3) f.147) 1522
« Ce à quoi le monde moderne a appliqué toutes ses forces, même quand il a prétendu faire de la science à sa façon, ce n’est en réalité rien d’autre que le développement de l’industrie et du “machinisme” ; et, en voulant ainsi dominer la matière et la ployer à leur usage, les hommes n’ont réussi qu’à s’en faire les esclaves. » (La Crise du Monde moderne, ch. VII)
Le roi Arthur portant un bouclier à l’image de la Vierge. À ses pieds, trente couronnes représentent les royaumes qu’il a soumis. (Pierre de Langtoft, Chroniques d‘Angleterre,Londres, 1307) Arthur est le fils d’Uther Pendragon, le « chef des cinq », c’est-à-dire le roi suprême qui réside dans le cinquième royaume, celui de Mide ou du « milieu » situé au centre des quatre royaumes subordonnés qui correspondent aux quatre points cardinaux (voir Le Roi du Monde, ch. IX).
Les deux dragons dont la signification est révélée à Uther Pendragon par Merlin
Galaad et le Siège Périlleux
L’ermite en blanc est un représentant du Centre suprême (Miniature d’Évrard d’Espinques, Lancelot en prose, BnF Fr.116, 1475)
juillet-août-sept. 2024