Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
Dictionnaire du Coran
sous la direction de
Mohammad Ali Amir-Moezzi,
Collection Bouquins
Éditions Robert Laffont, 2009
PLAN
Préface de M. Mohammad Ali Amir-Moezzi
Une perception erronée de la réalité
Une objectivité très subjective
Le retour de l’idéologie scientiste
Le Coran, synthèse des Révélations antérieures
Le Coran et les Écritures sacrées antérieures
Le Coran et les apocryphes antérieurs
La théorie ancienne des emprunts
La prétendue condamnation coranique
Rationalisme contre fondamentalisme ?
Ibn ‘Arabî philosophe ?
Science ou savoir ?
Conclusion
Cet ouvrage qui compte près de mille pages écrites en petits caractères et sur deux colonnes a été l’occasion de réunir vingt-huit collaborateurs et collaboratrices pour traiter plus de quatre cents thèmes coraniques. Certains articles ont fait l’objet de travaux communs. L’impression générale est que ce Dictionnaire est utile et qu’il permet une approche documentée de la tradition islamique à partir de son Livre sacré.
Préface de M. Mohammad Ali Amir-Moezzi
Avant d’aller plus loin dans notre analyse, nous nous pencherons sur la « Préface » de M. Mohammad Ali Amir-Moezzi, en précisant bien que ce que nous en dirons ne doit pas influencer l’appréciation que l’on peut avoir des autres auteurs et articles de ce Dictionnaire. Nous reviendrons plus tard sur le cas de ce « directeur d’études à l’École pratique des hautes études, « spécialiste » (1) de théologie islamique et d’exégèse coranique classique » et auteur d’ouvrages sur le Chiisme, puisqu’il a dirigé, avec d’autres universitaires, le monumental Coran des Historiens dont on a pu dire qu’il est « une expression du déni de la pensée arabe et islamique » (2).
Une perception erronée de la réalité
Le début de sa « Préface », à lui seul, laisse apparaître la mentalité de ce « directeur d’études ». Le Coran est dès l’abord inscrit dans un « patrimoine spirituel et culturel » qui doit être réévalué dans le contexte d’une « actualité bouleversante » (3) ! À juste titre sont rappelés les préjugés historiques dont l’appréciation du Livre saint a souffert, mais il est immédiatement précisé que ce n’est pas entièrement à tort puisque « sa forme et son contenu y sont pour quelque chose ». Suivent quelques remarques désobligeantes à l’égard du Texte divin dont la « composition est décousue », les thèmes « difficilement saisissables », certains passages étant « obscurs » et « abordés dans une logique peu intelligible et une langue souvent déconcertante ». Qu’on nous comprenne bien : ce qu’évoque l’auteur ici correspond à des réalités perçues par le commun des lecteurs, mais c’est le ton et les qualificatifs employés qui placent d’emblée son auteur dans une certaine perspective qui se confirmera plus loin.
Suit une longue démonstration sur l’ignorance de la langue arabe par les populations musulmanes mondiales qui créerait l’illusion que le Coran régit la vie de ces fidèles. Tout cela est envisagé d’un point de vue très extérieur qui ne tient absolument pas compte de l’ambiance – c’est-à-dire la tradition, avec ce que ce terme implique de supra-individuel – dans laquelle baignent ces musulmans et musulmanes, et de leur environnement qui compense un manque d’étude mentale du Livre sacré. Le Coran est un Être vivant dont la vie se communique subtilement à toute la communauté islamique. De plus, une très large partie du Texte sacré est intelligible pour la population “non savante” qui connaît assez bien, directement ou indirectement, les implications de vie pratique immédiates qu’il contient.
Pour résumer : tout simple musulman sait ce que le Coran considère comme bien et comme mal, les vertus à développer et les défauts à éviter. Les histoires des Prophètes sont globalement connues. Les écoles coraniques ne demandent pas toutes un minimum d’apprentissage répétitif du Coran, etc. Il en est de même dans d’autres traditions d’ailleurs : un chrétien pouvait très bien vivre sa tradition intensément sans connaître le latin ou le grec des Évangiles et sans comprendre tout ce qu’exprimait la messe en latin ou autre langue savante. La remarque de M. Amir-Moezzi paraît superficiellement vraie, mais elle est fausse dans le fond quant à l’influence diffuse effective du Coran sur les âmes. On reconnaît bien là les procédés de certains universitaires qui dissèquent ce qu’ils considèrent comme la réalité et qui n’est, en fait, que leur propre perception psychologique de la réalité.
Une objectivité très subjective
Ce travail collectif est ensuite présenté comme « scientifiquement rigoureux », permettant « une connaissance du Coran aussi objective, distanciée et sereine que possible », ce qui signifie, en langage scientiste, que les collaborateurs fidèles aux principes traditionnels sont priés de mettre leurs conceptions de côté, car elles ne seraient pas “objectives”. D’ailleurs, malheureusement pour M. Amir-Moezzi et ses semblables, un certain nombre des collaborateurs du Dictionnaire du Coran, tout en étant engagés dans une voie traditionnelle authentique, réussissent depuis des années à publier des ouvrages qui confirment les principes traditionnels sans pour autant déroger aux règles de la science universitaire. C’est la définition faussée de cette science qui pose un problème, non cette science en elle-même. Il y a donc un hiatus sûr entre la méthode que M. Amir-Moezzi voudrait imposer et la méthode que des participants à cet ouvrage ont suivie.
Serions-nous injuste en mettant en cause M. Amir-Moezzi sur ce point ? Non, car il se dévoile peu à peu en se situant dans le camp de ceux qui ne réalisent pas que leur soi-disant objectivité n’est absolument pas objective, et qui ignorent – ou font semblant d’ignorer – qu’ils sont conditionnés par des préjugés les rejetant à la périphérie des sujets qu’ils prétendent étudier.
Il suffit de relever certains termes de son exposé pour comprendre de quoi il s’agit. On voit défiler les notions de « philologie » de « science historique », de « rationalisme », de « modernité » de « pensée critique », d’« approche distanciée et objective des phénomènes », tout le fatras de ce qui constitue une pseudo-science à laquelle on ne peut plus croire objectivement puisqu’elle ne fait qu’accumuler des hypothèses incertaines prétendant détruire et remplacer d’une part les « croyances » naïves des anciens temps, et d’autre part les propres résultats de cette science qu’il faut réviser sans cesse. Nous connaissons la réponse au genre d’objection que nous faisons : la « science » serait évolutive et elle comporterait dans ses principes même l’idée que l’hypothèse « vraie » à un certain moment pourrait se révéler « fausse » plus tard. Certains, comprenant le ridicule de la situation, préfèrent parler de « recherche », mais comme il est impossible de se passer du système idéologique dans lequel évoluent ces « recherches » on est obligé de les qualifier de « scientifiques », ce qui ne fait pas sortir du cercle vicieux de base.
Le retour de l’idéologie scientiste
Pour finir, M. Moezzi nous assure que la reconnaissance de cette méthode scientifique a son rôle dans « la promotion du progrès de la rationalité et de la paix », et il souhaite que des « savants, chercheurs et intellectuels musulmans puissent assimiler cette nouvelle vision du monde universelle des sciences humaines […] en dépassionnant les problèmes, en les contextualisant, etc. » Discours idéologique, pour le coup, d’une profonde naïveté – réelle ou feinte –, et qui plus est, complètement dépassé ; on croirait lire une profession de foi scientiste du XIXe siècle ! Le but en cela est clair : il faut prouver que le Texte sacré n’est pas Parole divine, et même qu’il n’est pas passé par le Prophète lui-même dans son intégralité.
C’est M. Moezzi encore qui présente une « histoire » de la formation définitive de la version actuelle du Coran qui a traversé les siècles.
Est rappelée la version traditionnelle la plus répandue avec les difficultés qu’elle engendre. Nous n’entrerons pas dans le détail, car nous y reviendrons à l’occasion d’un compte rendu du Coran des Historiens, étude dirigée aussi en partie par M. Moezzi.
Nous dirons seulement qu’il est fait étalage des principales études occidentales sur le sujet, relevant de l’idéologie scientistes, où toutes les théories les plus contradictoires sont envisagées : celles qui remettent totalement en cause la tradition, celles qui le font en partie et celles qui la confirment, ces dernières n’ayant pas la préférence de M. Amir-Moezzi... Il y a beaucoup de choses à retenir de tout cela et en particulier que les dernières découvertes de documents de plus en plus anciens prouvent la nullité des représentants des écoles de la « critique » et de l’« hypercritique ».
Une chose est certaine : le rationalisme affiché par l’auteur est souvent pris en défaut par l’usage normal de la raison (4) ; il est le porte-parole de certaines croyances modernes qu’il prend pour des vérités inébranlables tout en rejetant l’idée même de Vérité. Cela ne doit pas masquer que, par ailleurs, un certain nombre de questions posées sont justifiées et présentent un intérêt ; ce sont les réponses qui pèchent. Nous y reviendrons à l’occasion.
Pour un tel ouvrage présenté sous forme de dictionnaire, nous attendons des auteurs une synthèse objective rappelant les sources coraniques, la Tradition prophétique et, si cela est nécessaire, les différentes traditions secondaires permettant de nous faire une idée des éléments qui imprègnent la conscience islamique générale. Sont bienvenus aussi, évidemment, les avis des grandes autorités intellectuelles musulmanes sur le sujet envisagé. La forme de dictionnaire présente l’avantage de traiter un grand nombre de sujets, mais aussi l’inconvénient de résumer l’ensemble des données sur une question. Certes, la bibliographie donnée à la fin de chaque rubrique renvoie à des études plus détaillées, mais ne permet pas de vérifier précisément les assertions de l’article d’un auteur, ce dont on aurait vraiment besoin dans certains cas…
Un très grand nombre de collaborateurs du Dictionnaire du Coran suit honnêtement les principes de base énoncés ci-dessus, mais certains ou certaines ne peuvent s’empêcher de présenter leurs études avec une « malice » discrètement ou ouvertement anti-islamique, c’est-à-dire avec une partialité qui n’est ni objective, ni distanciée ni sereine.
Nous ne pouvons songer à nous étendre sur chaque auteur et sur chaque contribution. Nous nous attacherons plutôt, dans un premier temps, à insister sur certaines questions soit pour en montrer l’intérêt soit pour y apporter quelques rectifications. Puis nous interviendrons sur quelques points précis.
Présence d’Ibn ‘Arabî
Une constatation s’impose : bien que cela soit insuffisant à nos yeux, on trouve tout de même de nombreuses références à l’œuvre d’Ibn ‘Arabî chez certains auteurs. C’est le cas pour Claude Addas, Éric Geoffroy, Denis Gril, Mohyddin Yahya, Geneviève Gobillot, Khashayar Azmoudeh, Morgan Guiraud, etc. Parmi ces contributeurs, il en est qui ont compris que, sur les questions coraniques, les commentaires des grands Maîtres du Soufisme et du Shaykh al-Akbar sont devenus indispensables.
Le Coran, synthèse des Révélations antérieures
Le rôle du Coran en tant que synthèse des Révélations antérieures est au centre des préoccupations de nombreux auteurs. Cette fonction revendiquée clairement par le Texte sacré va de pair avec celle de « Sceau de la Prophétie » attribuée au Prophète. Cette question est en connexion avec la reconnaissance, par la Tradition finale islamique, de la validité des Traditions antérieures, encore vivantes ou non. Il faut donc s’en remettre, dans un premier temps, aux travaux d’exégèse des commentateurs de l’Islam « historique » pour identifier de qui et de quoi il est question. Or, il se trouve que ces derniers n’hésitent pas, quelles que soient leurs opinions propres – et c’est tout à leur honneur –, à aligner toutes sortes d’hypothèses pour identifier tel ou tel personnage et rattacher un épisode coranique à telle ou telle histoire ancienne. À cette occasion, ils ne répugnent pas à exploiter des sources juives, chrétiennes ou autres. On sait bien maintenant que si le Coran est si peu prolixe en détails, c’est parce que les populations à qui il s’adressait étaient déjà sensibilisées à ces thèmes qu’elles connaissaient par différents moyens et diverses sources.
Nombre de chercheurs et chercheuses occidentaux ne font donc que poursuivre cette méthode avec les moyens qui sont les leurs actuellement. C’est ainsi que sont proposés de nombreux textes anciens qui sont sensés, à tort ou à raison, avoir leur écho dans le Coran. Le premier réflexe, lorsque le Livre sacré évoque les Traditions hébraïques, chrétiennes, etc., c’est de tenter de faire la comparaison avec les écrits canoniques de ces Révélations antérieures. Le résultat de cette démarche logique fait apparaître des identités, mais aussi des différences et même des contradictions. Celles-ci trouvent souvent leur résolution, dans un second temps, par le recours à des apocryphes ou d’autres éléments constituant le corpus général des Traditions en question. C’est ainsi qu’ont travaillé un grand nombre de collaborateurs et collaboratrices à ce Dictionnaire. C’est à ce stade que les problèmes surgissent.
Selon les mentalités, en effet, certains feront l’effort de comprendre pourquoi Dieu procède ainsi dans l’Énoncé révélé – mais pour cela il faut adopter des méthodes de recherche traditionnelle étrangères aux « scientistes » –, d’autres en profiteront pour reprendre à leur compte, plus ou moins insidieusement, les techniques de désacralisation de la Bible ou de l’Évangile par la critique historique. Il suffit, en effet, de reconnaître dans le Coran la matière de certains écrits de la Bible ou de la tradition hébraïque, de la tradition chrétienne, voire du Zoroastrisme, pour en conclure que le texte coranique est un assemblage de récits antérieurs plus ou moins bien assimilés – voire déformés – par le milieu ou le par Prophète lui-même qui les aurait collectés par transmission « horizontale ». La question est donc la suivante : le Livre sacré des musulmans est-il une simple compilation approximative de ces écrits anciens, ou est-il un « Sceau » déterminant l’orthodoxie finale de ces textes. Nous reviendrons à une autre occasion sur cette question.
Nous avons choisi de mettre en avant un certain nombre de thèmes qui intéresseront plus particulièrement les lecteurs des Cahiers de l’Unité parce qu’ils ont un rapport spécial avec des doctrines exposées par René Guénon et Michel Vâlsan. Nous relèverons ensuite quelques points qui posent difficulté.
Être et Non-Être
Les notions d’Être et de Non-Être sont étudiées de façon assez détaillée par Kh. Azmoudeh (pp. 283-286). Malheureusement, on retrouve là toutes les difficultés des auteurs qui n’ont pas été confrontés à la complexité des textes akbariens sur les deux notions générales de wujûd et de ‘adam. Lorsque c’est le cas, on ne peut plus confondre, dans les traductions, des notions comme réalité, être, existence, néant, non-être, non-existence, etc. Même le mot « Être » traduisant Wujûd ne suffit pas pour rendre compte de cette notion. Tel quel, en français, il est chargé d’un sens théologique ou philosophique qui ne rend pas toutes les nuances du terme arabe (cf. Max Giraud, « Introduction » au tome 2 de sa traduction du Livre des Haltes de l’Émîr ‘Abd al-Qâdir).
Idrîs
Idrîs est l’objet d’un article de Claude Addas qui aborde la complexité des points de vue sous lesquels ce Prophète est envisagé. Il est, en effet, souvent identifié à l’Hénoch biblique, parfois à Élie, d’autres fois encore à Hermès, etc., et cela autant par les auteurs dits « exotériques » que par les auteurs dits « ésotériques ». On sait par ailleurs, grâce aux travaux de Michel Vâlsan, qu’il occupe la fonction de « Roi du Monde » définie par René Guénon. Michel Vâlsan a montré aussi l’importance d’Idrîs dans certains rites maçonniques (5), ce qui n’entrait pas vraiment dans la perspective développée par C. Addas dans le cadre de cette intervention. Les développements de l’auteure sont propres à illustrer les difficultés qu’avait soulevées Michel Vâlsan à propos des « assimilations et des interchangements entre les entités qui représentent ces fonctions prophétiques » du Centre suprême (6).
Khidr
« Khadir ou Khidr » est mentionné par différents auteurs. C’est à Éric Geoffroy qu’est revenue la tâche de traiter de ce personnage énigmatique dont la rencontre avec Moïse fait l’objet d’un large extrait de la sourate « La Caverne ». Son travail est un bon résumé de la matière assez complexe du sujet.
Plusieurs auteurs présentent Khidr comme l’« initiateur » de Moïse (cf. Morgan Guiraud, p. 115 ; Pierre Lory, p. 246, Paul Ballanfat, p. 246) (7). Cela demanderait un éclaircissement, le terme d’“initiation” ayant en Islam, et plus précisément dans le Soufisme, un sens technique précis que n’ignorent aucun des auteurs ci-dessus cités. La situation est d’autant plus compliquée que les autorités du Soufisme tirent parti de l’histoire commune de Moïse et Khidr pour établir, à juste titre, les règles des rapports réciproques entre Maître et disciple. Cependant, l’étude poussée des relations entre eux chez les mêmes commentateurs soufis montre que les choses sont plus compliquées qu’une simple relation entre Maître initiateur et disciple initié. Il ne faut pas oublier, en effet, que Moïse, avant de rencontrer Khidr, est déjà Prophète-Envoyé (Nabî-Rasûl) et parler d’« initiation » dans son cas est problématique sauf à l’entendre d’une manière plus large à définir, ce que ne font pas les auteurs précités. Cette difficulté s’ajoute à toutes celles qui se sont posées aux commentateurs de ce passage coranique, tant dans l’ordre exotérique qu’ésotérique, pour définir les statuts exacts de ces deux compagnons de voyage spirituel.
Dans le même ordre d’idée, l’affirmation de Geneviève Gobillot que Khadir est « supérieur aux prophètes » (p. 364) est un raccourci entraînant des méprises importantes. Denis Gril, quant à lui, résume avec justesse le cas de Khidr ainsi : « la science véritable, comme celle d’al-Khadir, procède d’un enseignement divin ». Plusieurs auteurs insistent à juste titre sur le rôle de Khidr et d’Élie quant à la protection de la Muraille construite par Dhû al-Qarnayn pour protéger notre monde de Gog et Magog avant la fin de ce monde.
Jésus
Jésus fait, évidemment, l’objet de nombreux articles à travers un grand nombre de sujets.
La crucifixion et la « mort » de Jésus (p. 197, Daniel de Smet) constituent un problème des plus délicats. Selon la doctrine courante de l’Islam historique et exotérique, les Juifs n’ont ni crucifié ni tué Jésus « mais cela leur a semblé » (ou : « cela leur est seulement apparu ainsi » comme le traduit De Smet (Cor. 4, 157-158). Le problème est que la crucifixion et la résurrection sont au centre du credo des Églises chrétiennes (8). Nous ne pouvons suivre D. De Smet lorsqu’il dit : « Le Coran nie de façon explicite que Jésus soit mort sur la croix » ; ce n’est pas du Coran dont il s’agit ici, mais des interprétations qui sont données du passage en question. Pourtant, il perçoit bien qu’il y a une obscurité sur « mais cela leur a semblé » qui a troublé les commentateurs. Outre l’explication exotérique de la substitution à Jésus d’une autre personne ou des explications s’appuyant sur le fait que Jésus étant l’Esprit d’Allâh ne peut être, par nature, ni crucifié ni tué, il reste que « mais cela leur a semblé » montre explicitement qu’il y a bien eu un acte formel qui a été support de cette « illusion ». Les traductions contradictoires de la fin du verset 4, 157 : « Mais ils ne l’ont pas tué de façon certaine » ; « Mais ils ne l’ont pas tué avec certitude (ou : ils n’ont pas la certitude de l’avoir tué) » (cf. traduction de M. Gloton) ; « Ils ne l’ont pas certainement pas tué » (M. Hamidullah) ; « Ils ne l’ont pas tué, c’est certain » (H. Boubakeur) ; « Ils ne le tuèrent point réellement » (A. Laïmèche) ; « Ils ne l’ont pas tué en conviction » (S.A. Aldeeb), etc. sont propres à ajouter de la confusion sur les passages en question.
L’article de Mme Urvoy consacré à Jésus (438-441) accumule les interprétations anciennes et modernes minimalistes pour creuser un fossé infranchissable entre la doctrine chrétienne sur la nature du Christ et la doctrine islamique sur la nature du Messie fils de Marie. Elle prend bien soin de ne pas tenir compte des interprétations ésotériques de versets comme 4, 171 qui suggèrent d’autres visions plus profondes du cas de Jésus en envisageant, les termes Rûh, Esprit, Kalimah, Parole, Verbe, dans l’ordre divin.
Il faut dire ici que le Coran n’est pas un Texte sacré dont l’interprétation serait définitivement close à partir d’une certaine époque. Au contraire, les situations nouvelles obligent à dépasser certaines gloses traditionnelles que la Sagesse divine a mises en avant pour des raisons cycliques. Cette adaptation peut être parfaitement traditionnelle et s’appuyer sur des données antérieures restées discrètes jusque-là ou sur de véritables intuitions spirituelles, mais elle peut aussi être antitraditionnelle – voire pire – et tenter de désacraliser le Texte de la Révélation. En dehors de cela on trouve des spéculations rationnelles de croyants qui présentent un intérêt sous certains rapports, mais qu’on ne peut suivre dans toutes leurs conclusions.
Encore une fois, seule une recherche de « l’accord sur les principes » permettra de résoudre les difficultés, mais cela demande une intention droite et beaucoup de travail.
Quelques notes
Nos remarques sont circonscrites à quelques points et ne doivent pas laisser penser que les auteurs qui en font l’objet n’apportent rien de positif. Par ailleurs, il nous faut mettre en avant les travaux sérieux et de mentalité traditionnelle de C. Addas, É. Geoffroy, D. Gril dont nous ne parlerons pas puisqu’ils ne soulèvent pas de difficultés.
Questions de terminologie
On constate l’emploi abusif du mot « théologie » dans de nombreux articles.
Le terme « monade » (p. 43, Ballanfat) est mal choisi. De plus, la question de la Trinité (Tri-Unité) n’étant jamais abordée telle qu’elle dans le Coran, il faudrait être prudent sur ce sujet.
Le Coran et les Écritures sacrées antérieures
L’article de M. Bar-Asher sur l’« Ancien Testament » (pp. 48-50) pose bien le problème de l’écho que l’on trouve dans le Coran des sources juives et chrétiennes antérieures. Comme le constate l’auteur : « La citation littérale d’un verset biblique y est extrêmement rare ». Cela perturbe les chercheurs d’aujourd’hui comme cela a perturbé les commentateurs exotériques d’autrefois. L’idée de transmission orale d’éléments traditionnels antérieurs est l’hypothèse suggérée ; elle induit que le Coran n’est pas la Parole de Dieu. La contestation coranique de l’authenticité des anciens Livres canoniques est abordée une fois de plus superficiellement. Sur ces questions, une réévaluation des données coraniques et de la tradition islamique au sens large du terme serait bienvenue.
Les Anciens et les salafistes
É. Chaumont, dans son article sur les « Anciens » précise que la relation aux Salaf, les « Anciens », est une constante dans l’histoire de l’Islam : « En règle générale, les représentants de tous les courants de l’islam se réclament des anciens : leur exemple constitue un moule souple se prêtant à tous les contenus ». Chaque époque se fait une représentation circonstanciée de cet Islam des premiers temps. Une brève analyse des particularités du salafisme actuel, identitaire, moraliste et puritain clôt cet article : on aurait aimé quelques développements supplémentaires sur ce salafisme contemporain qui s’appuie sur une vision sectaire et restrictive, et ainsi déformée des Anciens.
Le Compagnon suprême
Dans son article sur les « Anges », G. Gobillot affirme que le « compagnon le plus élevé » que le Prophète souhaite rejoindre après sa mort est l’ange Gabriel. Certes, des commentateurs se basant sur le verset 4, 69 contenant le terme rafîq, “compagnon” estiment qu’il peut s’agir des Prophètes, des Très-Véridiques, des Martyrs, des Intègres, des Archanges – dont Gabriel – qui sont aussi cités à cette occasion. Cependant, Le Compagnon suprême suppose qu’il est unique, c’est pourquoi il est souvent dit que ce Compagnon est Allâh, ce qui dérange le « rationalisme » de certains exégètes, mais pas tous. Ibn ‘Arabî (Fut. 4, 277) met en relation la notion de « compagnonnage de Dieu » avec le verset 57, 4 : « Il est avec vous, où que vous soyez ». Par ailleurs (Fut. 2, 351) il explique que Dieu est le compagnon al-adnâ, « le plus proche » ou « le plus bas », en ce bas monde, ad-dunyâ (de la même racine que adnâ) et qu’il est le Compagnon suprême (al-a‘lâ) dans l’au-delà.
Le Coran et les apocryphes antérieurs
L’Article « Apocryphes » de Geneviève Gobillot montre que le Texte coranique entend justifier que nombre de textes apocryphes ont été exclus à tort de la Révélation par les Juifs et les Chrétiens. Certaines conclusions de son article comme la négation du voyage céleste du Prophète (p. 60) – ce voyage, d’après elle, étant effectué par Abraham en réalité – ne tiennent pas devant l’accumulation des données traditionnelles contraires et par les expériences initiatiques des Maîtres de la voie, ce que développe fort bien É. Geoffroy dans son article sur l’ « ascension céleste » (pp. 95-99). Geneviève Gobillot s’est spécialisée dans la recherche de textes d’avant l’Islam qui trouveraient une résonnance dans le Coran et le résultat de ces recherches est digne d’attention. Le problème est de déterminer son point de vue fondamental sur la question à savoir : le Livre sacré des Musulmans est-il une simple compilation approximative de ces écrits anciens, ou est-il un « Sceau » déterminant l’orthodoxie finale de ces traditions ?
Le Chiisme et l’ésotérisme
Daniel De Smet (p. 67) a tort, selon nous, de penser qu’« historiquement c’est au sein du Chiisme que ces notions (zâhir, bâtin, “apparent”, “caché”) ont été élaborées ». Il réitère p. 274 en prétendant que l’exégèse ésotérique du Coran est à mettre au compte du Chiisme C’est une méprise fréquente chez les spécialistes du Chiisme et autres branches minoritaires de l’Islam.
La préexistence en Dieu et la Lumière muhammadienne
La démonstration de G. Gobillot sur le fait que le Coran serait étranger à « l’idée de préexistence des âmes en général et, par voie de conséquence, aux spéculations des soufis sur la “lumière muhammadienne” » révèle chez cette auteure une ambiguïté : elle sait parfaitement que les soufis s’appuient en cela sur des versets coraniques (Cor. 15, 21) et des traditions tout à fait clairs, et que pour eux il ne s’agit nullement de « spéculations », mais de réalisation spirituelle et même de visions. Ces travaux intéressants sur Tirmîdhî ne laissaient pas présager d’une telle position.
G. Gobillot, sur cette question, récidive dans son travail sur le « Pacte éternel » (pp. 627-631).
Distinguer le Coran du Hadîth
Paul Ballanfat (p. 71) fait sienne la théorie prétendant que le corpus coranique écrit final, donc le Coran sous sa forme canonique, a intégré des traditions prophétiques et inversement. Ce point mériterait des développements plus précis. Suyûtî dans son Itqân ne cache pas que des paroles du Prophète et de certains de ses compagnons furent des causes occasionnelles de Révélation et ont été reprises par Dieu Lui-même sous forme coranique. Par ailleurs, on sait que quand le Prophète se prononçait sur certaines questions, les fidèles lui demandaient de préciser si ce qu’il avait énoncé était du Coran ou ses paroles personnelles qui allaient constituer plus tard le Hadîth. La théorie à laquelle se réfère P. Ballanfat est tout à fait différente puisqu’il s’agirait d’un « mélange » de Coran et de Hadîth « fabriqué » après la mort du Prophète, ce qui entre dans la tentative de désacralisation du texte coranique actuel qui ne serait pas intégralement Parole de Dieu pour certains orientalistes.
D’autre part, le même auteur affirme avec justesse (p. 71) « qu’il est tout à fait impossible d’approcher la rhétorique structurelle du Coran sans la langue arabe », mais ajoute plus loin que « le texte évangélique peut être transmis dans toutes les langues sans que l’on doive penser que le message en soit altéré ». On dirait que l’auteur n’a jamais ouvert un ouvrage traitant de ce sujet. Cette dernière assertion est totalement fausse : les diverses traductions des Évangiles multiplient les problèmes d’interprétation !
La loi du milieu académique s’appliquant, P. Ballanfat (p. 72), comme beaucoup d’intervenants, se sent obligés de citer les théories de Christophe Luxenberg professant sans aucune preuve que la langue originelle du Coran est une langue mixte syro-araméenne. Avec beaucoup de précautions – milieu universitaire oblige – chacun, dans ce Dictionnaire, réfute cette opinion ridicule. Nous nous excusons presque d’en parler.
La théorie ancienne des emprunts
Claude Addas (p. 108) montre l’ancienneté de la théorie des emprunts que le Prophète aurait faits à des moines chrétiens pour constituer une part du Coran. Finalement, certains orientalistes, de façon inavouée, sont tributaires de ce point de vue partisan.
Traduction de la Basmallâh
François Deroche (p. 120) profitant de remarques d’islamologues nous apprend que le Nom Ar-Rahîm, qu’il traduit par « miséricordieux », apparaît plus souvent sans l’article dans le Coran, contrairement à Ar-Rahmân. Il en conclut que, dans la Basmallâh, Ar-Rahmân est un substantif et Ar-Rahîm est un adjectif épithète ! Sa traduction serait donc : « Au nom de Dieu le Bienfaiteur miséricordieux ». Comme on ne trouve pas trace de la Basmallâh sous cette forme étrange, on doit en conclure qu’il s’agit d’une affabulation d’islamologues voulant se faire remarquer…
L’argument décisif
G. Gobillot (p. 132) expose la théorie communément admise pour l’Islam que le bien et le mal, la bonne conduite ou le dévoiement « ne viennent que de Dieu », ce qui est vrai à un certain point de vue. Mais, comme elle veut ignorer la notion de préexistence des possibilités de manifestation et semble ne pas tenir compte des doctrines akbariennes – qu’elle connaît certainement – à propos des prédispositions des « essences immuables », elle occulte le fait que, selon un point de vue, le bien, le mal, la bonne conduite et le dévoiement, ne viennent que de notre propre essence préexistentielle. C’est ce qui constituera, d’après Ibn ‘Arabî et ses suivants, l’« argument décisif » ou « irrévocable » de Dieu à l’encontre des créatures lors du Jugement dont il est question en Cor. 6, 149, car Il n’aura donné à ces dernières que ce que leurs prédispositions exigeaient. De plus, si les créatures connaissaient leur prédisposition en Dieu, elles en seraient satisfaites puisque dans cet état divin elles ne verraient que béatitude principielle. Si l’on ne fait pas référence à ces textes cruciaux, la raison se condamne à tourner en rond indéfiniment sur la question de la responsabilité humaine.
Al-Yaqîn, la certitude
Meryem Sebti réussit le tour de force (pp. 150-151) de parler de al-Yaqîn, la certitude, sans évoquer l’importance de cette notion dans le soufisme. Il est vrai qu’elle est « spécialiste de la philosophie islamique »…
La prétendue condamnation coranique du monachisme
Marie-Thérèse Urvoy (p. 163) reprend, sans aucun sens critique, la prétendue doctrine de la condamnation du monachisme par le Coran. Elle paraît ignorer que le verset 57, 27 peut être lu, au contraire, comme une confirmation du monachisme que Dieu a mis Lui-même dans le Cœur de ceux qui suivent Jésus. Ceux-ci ne prenant l’initiative d’ouvrir cette voie prescrite par Dieu que dans le désir d’avoir Son Agrément, la condamnation ne portant finalement que sur ceux n’ayant pas observé cette voie selon ce qu’elle exigeait.
Critique orientaliste
Mohyddin Yahya (p. 168-171), par petites touches, met en lumière l’impuissance de la critique ou de l’hypercritique orientaliste dite « historique » à traiter les sources traditionnelles concernant les circonstances de la Révélation.
Le Coran revu par M. Arkoun
Dans ce Dictionnaire, M. Arkoun – décédé depuis – a eu la place pour commettre quatre articles. L’un d’entre eux, sur Le Coran (pp.184-189), est une suite de concepts abstraits compris seulement par lui-même. On peut constater les dégâts de la pensée rationaliste poussée à l’extrême chez cet intellectuel inintelligible. C’est une faute évidente que d’avoir sacrifié un sujet central comme celui-ci en le laissant traiter par un tel auteur ; cela ne s’explique que par une affinité entre la mentalité de M. Arkoun et celle de M. Amir-Moezzi. D’autres intervenants ont été influencés par ce point de vue limité et limitatif.
« Sois ! Et elle est. »
Nous signalons à Kh. Azmoudeh (p. 194) que le kun fa-yakun (« Sois ! Et elle est. ») n’est pas toujours à l’origine de la thèse de la création ex nihilo. Chez les Maîtres de l’école d’Ibn ‘Arabî, c’est tout le contraire : ils font remarquer que dans les versets 16, 40 ; 19, 35 ; 36, 82 ; 40, 68, la chose (amr ou shay’) est déjà présente dans la Science et la Volonté divine et que, dans son état préexistentiel, elle entend ou saisit l’Ordre divin. Ibn ‘Arabî et certains de ses disciples vont plus loin : la forme du verset fa-yakûn, « et elle est » induit, grammaticalement parlant, que la sortie à l’existence vient de la « chose » elle-même, car Dieu n’a pas dit : « et Il la fait être ». Dieu, par le « Sois ! » ne fait que lui prêter Sa Réalité (Wujûd) qu’elle a demandée par sa prédisposition.
Rationalisme contre fondamentalisme ?
M. Yahya (p. 295) tente de nous proposer la rationalité de l’exégèse contemporaine du Coran à la place de l’exégèse traditionnelle. Sa référence aux réformateurs musulmans du XIXe siècle et à M. Arkoun nous renvoie à ce que nous avons dit en introduction sur cette pseudo-science. À remarquer que par « commentaires traditionnels » on entend surtout, chez ces universitaires, les tafâsîr classiques qui sont très utiles si l’on sait les exploiter, mais qui semblent rester souvent à la surface des choses. On se garde bien de s’aventurer dans les commentaires ésotériques qui apportent des solutions hors de portée des rationalistes bornés. Sa remarque sur l’obscurcissement de l’interprétation fondamentaliste actuel est parfaitement vraie. Seulement, ce n’est pas par le recours aux moyens d’un autre fondamentalisme – celui des rationalistes dans le genre de M. Arkoun –, qu’on détruira les aberrations de cette secte.
Falsification des Écritures ?
L’article de M-Th. Urvoy (pp. 333-335) sur le tahrîf des Révélations antérieures, tahrîf qui est traduit généralement par “falsification”, a le mérite de soulever quelques problèmes difficiles à résoudre. Malheureusement, les approximations de l’auteure rendent la question encore plus compliquée.
Dire ensuite que « les Évangiles admis par les chrétiens ne se présentent pas comme une législation, et même contestent la valeur religieuse celle-ci (Mc 7, 1, 23) », ce que des commentateurs musulmans auraient reproché aux suivants de Jésus, ouvre un champ de recherche comparative entre la constitution des traditions en général – et entre les traditions chrétienne et musulmane en particulier – qui ne peut être abordé ici ; c’est l’ignorance réciproque de la grande majorité des fidèles des deux traditions qui rend cette question complexe.
Mme Urvoy serait sans doute étonnée d’apprendre qu’il existe des critères intellectuels pour apprécier dans quelle mesure un Texte sacré a été ou non « falsifié ».
Les Gens de la Caverne
G. Gobillot (pp. 362-365) tente de démontrer que l’histoire des « Gens de la Caverne » n’a aucun caractère historique, et même que les plus anciennes sources chrétiennes ne la présenteraient que comme un récit simplement édifiant. Sa technique consistant à insinuer souvent que le Texte sacré n’est qu’un écho déformé – donc non révélé – d’écrits anciens secondaires montre qu’elle ne semble connaître de ce récit coranique, et des commentaires qui l’on suivit, que des aspects limités comme la croyance en la résurrection. L’histoire des « Gens de la Caverne » peut être comprise à de nombreux points de vue. Elle synthétise certaines doctrines ésotériques universelles – comme celle du Centre du Monde –, et bien d’autres encore. Sa dépréciation est fâcheuse, c'est le moins qu'on puisse dire.
Guerre et paix
Quelle idée d’avoir confié à M.-Th. Urvoy un article sur la guerre et la paix !
Cette auteure, peu objective ni distanciée et sereine, profite de cette occasion pour étaler ces griefs contre l’Islam, le Coran et le Prophète. La notion de Jihâd comme « guerre sainte » serait apparue dès le début de l’Islam alors que celle de « grand jihâd », le combat contre sa propre âme, serait le résultat de « spéculations ultérieures » au IIIe siècle, ce qui induit, pour le moins, que le hadîth considéré par les spécialistes musulmans comme « faible » deviendrait « faux » ou « forgé » sous l’autorité de Mme Urvoy ! Rappelons à cette occasion que la « faiblesse » d’un hadîth vient souvent du fait qu’il n’a été attesté que par une seule chaîne de transmetteurs. Par ailleurs, cette science du hadîth est une science historique donc faillible. Le fait qu’Ibn ‘Arabî, spécialiste lui aussi du hadîth, emploie cette Tradition dans ses Futûhât al-Makkiyyah à plusieurs reprises (Fut. 1, 564 ; 3, 288, 4, 463) enlève toute crédibilité à la thèse de Mme Urvoy. S’il est vrai que cette notion de Jihâd dont l’auteure connaît les nuances, peut être applicable dans l’ordre extérieur, c’est-à-dire social, elle est aussi transposable dans tous les cas dans l’ordre intérieur.
Impeccabilité du Prophète
L’article cité précédemment dévoile les sentiments de Mme Urvoy vis-à-vis du Prophète dont elle prétend dénoncer l’« altération » de la situation familiale, l’« assouvissement » d’une « vengeance » envers ceux qui l’ont chassé et envers les Juifs, son « exaspération », le Coran devenant « le moteur qui justifie les plans et actions de Mahomet ». Elle récidive plus loin (pp. 416-417) en s’attaquant à la doctrine de l’impeccabilité des Prophètes et du Prophète en particulier en mettant en avant certaines théories de quelques modernistes. Concernant cette notion, elle reste, comme d’habitude, à la surface des choses, ignorant sciemment ou non les apports du Soufisme en la matière. Cette auteure emboîte donc le pas de tous ceux, écrivains, hommes politiques, journalistes polémistes qui tirent profit des crimes des pseudo-djihadistes actuels pour tenter de prouver que le caractère belliqueux est dans la nature du Prophète, et donc du Coran et de l’Islam originel puisqu’ils ne croient pas à la Révélation divine du Livre. Sur ce thème, nous renvoyons les lecteurs au livre de Reza Shah-Kazemi L’Esprit de Tolérance en Islam. Fondements et aperçus historiques (2016), qui contredit fort bien ces thèses partiales.
À propos du Hadîth
L’article sur le Hadîth de Mme Urvoy (pp. 379-381), agrémenté de quelques perfidies habituelles chez elle, procède d’une théorie que certains orientalistes veulent à tout prix imposer : le Coran aurait intégré du hadîth et inversement et cela après l’intervention des scribes. Pour cela, il faut nier l’authenticité de la transmission orale du Coran préalable à sa mise par écrit. Nous reviendrons à une autre occasion sur cette affirmation qui ne repose, en fait, que sur des incompréhensions et des conjectures. Là encore, nous renvoyons à la lecture d’un vrai spécialiste du hadîth, Jonathan A.C. Brown. Son l’ouvrage Le Hadîth. L’Héritage du Prophète Muhammad, des origines à nos jours (2019), a une rigueur scientifique n'ayant rien à envier à celle des orientalistes en question, mais ses conclusions sont plus objectives et son attitude plus digne.
Hérésies
Daniel De Smet (p. 388) pense que s’il y a d’innombrables hérésies en Islam, c’est parce que ce dernier a « adopté et assimilé l’héritage des peuples et cultures préislamiques ». C’est une vision superficielle des choses. Les divergences et les hérésies qui surviennent sont la résultante constante, au cours des cycles de développement des différentes Traditions, de la confrontation du fini avec l’Infini, de l’homme limité avec la Révélation de Dieu illimitée dans son fond. C’est ainsi que les problèmes concernant la nature de Jésus pour les chrétiens sont les mêmes qui surgissent pour savoir si le Coran est créé ou incréé. Les musulmans n’ont pas « copié » sur les peuples antérieurs pour développer leurs divergences : ces dernières sont dans la nature des choses. Quelles que soient les conditions spatiales ou temporelles, l’homme reste fondamentalement le même quant à sa constitution générale, et Dieu est immuable. De là des comportements humains qui sont analogues naturellement.
Al-Hayy al-Qayyûm
Pour Mme Urvoy, ces deux Noms divins qu’elle traduit par « Vivant » et « Subsistant » « sont empruntés à un Targoum » et toute l’interprétation musulmane spiritualiste qui sera donnée au verset qui les contient « s’inscrira dans la mystique de la Merkaba » ! La théorie des emprunts est déjà mal comprise dès le début, mais là on sombre dans le ridicule ! G. Gobillot a tendance aussi à croire en une continuité historique purement humaine excluant toute intervention transcendante, dès lors qu’elle peut comparer une notion ancienne avec une conception islamique (cf. p. 591) ; c’est ainsi que la notion de la fitrah, la « nature innée », viendrait en partie d’Empédocle !
H. Toelle suit elle aussi le mouvement de la théorie des emprunts (p. 847). Pour elle, « l’islam naissant a progressivement intégré les diverses visions de la création de l’homme qui circulaient dans la région depuis des temps fort anciens ». Il y a bien entendu une continuité historique dans toutes les formes traditionnelles, faut-il encore connaître exactement ce qui précède chacune d’entre elles. Si chaque tradition était absolument sans précédent, comment les hommes auxquels cette tradition nouvelle s’adresse pourraient-ils la comprendre ? Il est donc nécessaire d’envisager un processus de formation où intervient à la fois une succession horizontale et une action verticale. C’est le point d’intersection entre cette action transcendante et le composé humain et historique existant qui est nouveau, et qui transforme les êtres et les choses.
Tajallî
Kh. Azmoudeh (520-522) traduit tajallî par « manifestation de Dieu » le verbe tajalla pouvant être rendu par « se manifester ». Son article « Manifestation de Dieu » demanderait des précisions et des ajustements. Pour Ibn ‘Arabî, si l’Essence de Dieu est bien inconnaissable en soi par la science, elle est cependant contemplable sous certains aspects. D’autre part, il considère que Moïse a eu la vision de Dieu dans le foudroiement correspondant à une mort initiatique. La même insuffisance se trouve dans l’article « Sinaï » du même auteur (p. 838).
Al-Ghazâlî
Dans un intéressant article « Ordonner le bien et interdire le mal », Éric Chaumont qualifie Ghazâlî de « très conservateur ». Cela nous paraît un peu déplacé à propos de quelqu’un qui a su se remettre en cause de manière radicale et sous différents rapports au cours de sa vie !
Le même auteur produit un texte documenté sur la polygamie (p. 680), mais exécrable lorsqu’il parle du Prophète qui ne parle ni n’agit sous l’emprise de la passion. Tout ce qui touche à la sexualité est conditionné, entre autres, par plusieurs couches de préjugés en Occident : l’influence d’un certain Christianisme, les définitions modernes de la sexualité envisagée seulement comme très permissive sauf pour les règles traditionnelles, la psychologie et la psychanalyse. L’emploi du terme libido relève de cette dernière.
Ibn ‘Arabî philosophe ?
Meryem Sebti (p. 672) entend par “philosophie” « un mode de raisonnement rationnel qui fait un usage plus ou moins strict des instruments logiques transmis par...
Luc Desfontaines
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Enluminure et calligraphie
coranique par Towidi Tabari
Enluminure et calligraphie
coranique par Towidi Tabari
Un des plus anciens manuscrits du Coran qui daterait d’une quarantaine d’années après la mort du Prophète.
Pages finales d’un juz de Coran mamelouk
(Égypte, vers 1400, BnF, Manuscrits orientaux (Arabe 436)
Tazhib, style Goshalesh (Iran)
Folio coranique d’un manuscrit sub-saharien,
Afrique de l’Ouest, vers 1825
Folio de la sourate XVIII,
« La Caverne » (al-Kahf)
Tazhib par Golsa Asadpour
Pour citer cet article :
Luc Desfontaines, Compte rendu du livre : Dictionnaire du Coran, sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi, Cahiers de l’Unité, n° 18, avril-mai-juin, 2020 (en ligne).
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